François XAVIER


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LECTURE DES CORPS

L’unique est en poésie un signe noble perché au sommet de l’art de la narration. Cet unique – cette image, ce silence – rassemble en un mot la totalité du sens, vertu absolue face à la vague déferlante de la prosodie. La poésie ne pourrait être qu’une phrase, qu’un seul mot même, un unique son. Sa grâce est pesanteur invisible qui chante à nos oreilles, le temps n’a plus cours, l’insoutenable légèreté de nous-mêmes enfin recouvrée. Ainsi l’homme a-t-il besoin de poésie pour vivre au même titre qu’il a besoin d’eau et de pain. Le poète est donc l’homme par qui la vie se transmet, l’amour naît, la mort s’affronte. Le poète est l’unique, le seul, qui parle et qui ose, enfin, pourfendre l’abîme de silence " hypocrite " qui nous sépare les uns des autres. Ecoutons-le. Apprenons à entendre sa voix qui nous traverse comme une épée et ouvrons-lui notre âme dans l’élan qui est le sien en vue d’être sauvée.

Salah Stétié est de ces poètes majeurs qu’il convient d’entendre, d’écouter, de deviner pour essayer de comprendre l’autre côté brûlé du monde. Sa poésie est complexe et multiple, issue d’une richesse intérieure acquise par l’exil multilatéral de cet Oriental profondément ancré dans l’Occident, de cet Occidental apprivoisé par nous mais demeuré fortement enraciné dans les traditions et la culture de sa terre natale. Cette ambivalence marquée, cultivée avec passion et projetée dans l’espace de la langue française offre certaines des plus belles pages de la poésie contemporaine.

Il est indéniable qu’il y a chez Salah Stétié un impératif besoin de donner et de partager. Il y a aussi chez lui cette aptitude à suggérer l’invisible, à dépeindre le secret des êtres et l’intimité des choses, à retenir dans la violence de sa langue, ces instants perdus où l’homme est nu face à sa vérité, où le guerrier devient fragile devant la porte de la pureté recouvrée. Mais aussi parce que l’attrait de l’interdit, la passion du défendu restera toujours terra incognita, Salah Stétié s’est voulu fidèle à ces pairs, fidèle à cet Orient de beauté et de plaisirs, de sources et de fruits. Il est parti explorer l’impossible magie, comme pour nous confirmer qu’avant, bien avant la création de l’enfer, le paradis c’était son pays, le Liban : "J’aimais, de l’air de cette patrie, le partage entre la terre et la mer, l’âcre parfum de chèvre fiancé non pas subtilement, mais rustiquement, ou mieux : antiquement, à cette invisible vague cruellement alguée issue des remous de la très physique mer. Ô pays sous les pommes et les pêches et les raisins et le charbon dans l’œil de tes femmes, en instance d’étincelle ! Vos yeux, filles de cet ici-là, provocateurs comme des seins sous le lin apparus, vos yeux, eux aussi, de chèvre et de sel … "

Aussi voit-on que l’œil est là, le regard appuyé sur l’autel obscur où se dévoilent les charmes insondables des jeux de l’amour et de la séduction. Pourquoi cette attirance, cette mise en lumière ? A cause du sel causé par l’infraction ? Personne ne le sait mais beaucoup l’auront dénoncée, cette effraction, depuis l’avènement des religions monothéistes …

Pour vaincre le tabou, pour relever les yeux vers la beauté et le songe de l’impérieux désir, demeure le langage poétique. Et pour ouvrir aussi les portes de l’imaginaire et ne créer les fêtes du plaisir, il y a l’Orient et sa culture unique, sa fascination de la beauté concrète, son appétit d’absolu et de pureté infinie. La sagesse de l’Orient est aussi la philosophie du plaisir, plaisir sollicité habilement afin que l’esprit et le corps ne fassent plus qu’un : la Janna – le paradis terrestre, l’Eden d’Orient – est un mythe qui gouverne les hommes d’Orient jusqu’aux limites de l’irrationnel … D’Avicenne à Averroès, d’Ibn Arabi à Djelâl-Eddine Roumi, l’Orient a compté quelques hérauts qui ont œuvré à libérer notre esprit en lui donnant pour contre-épreuve la garantie du corps, et, pour certains, le corps c’est aussi le corps des mots, autrement dit la poésie.

Je dis qu’il est un homme, de nos contemporains, qui perpétue admirablement, et en langue française, cette tradition du corps-poème qui fît la gloire de la Mùallaqa : c’est Salah Stétié.

Si j’ose avouer ici mon attachement, d’essence filiale, à cet homme, à ce père spirituel, c’est uniquement parce que le rapport, les rapports que j’ai pu avoir avec lui, sont de l’ordre de l’essentiel, je veux dire de la vérité. Et tant puis si cela est devenu dans l’air du temps de sembler dire la vérité. Cette mode littéraire en chassera une autre. Car il y a vérité et vérité. D’ailleurs, j’écris sous un pseudonyme pour avoir la paix. Si j’apporte ici ma voix à cet ouvrage, c’est pour témoigner de la gratitude que je dois à Salah Stétié : ne m’a-t-il pas donné l’inaliénable : la clef de la fenêtre des temps ? Et depuis que je l’ai lu j’ai osé, dirai-je, j’ai accouplé mon temps au sien. Car lire Salah Stétié c’est mourir un peu à soi-même, c’est partir ailleurs et c’est vivre autrement. Lire Salah, c’est supporter l’inhabituel, c’est brûler d’eau froide, c’est voler sous le sable. Je ne suis pas un mystique mais j’ai traversé le miroir grâce aux vers de Salah pour ne revenir que partiellement parmi vous. C’est en prêtant l’oreille au chant secret de ses textes que je crois comprendre l’un des sens de l’existence qui, outre cette finalité absurde qu’est la mort, nous autorise aussi l’accès au plus concret des choses – et quoi de plus concret pour l’amant que le corps aimé ? Je crois que nous avons surtout le devoir de chercher à capter, ne fût-ce que dans la langue (c’est déjà une immense conquête) le moindre petit espace de plaisir.
Ainsi le poète jubile-t-il – au sens mystique du terme – devant
Le corps, son corps de femme
Nue dans l’éclat de sel
De son désir, ses mains brûlées sur l’homme

L’amante devient, grâce à lui, cette
Etoile d’air en dégagement diaphane

Et, ajoute-t-il dans la même strophe :

Nos yeux une première fois l‘ont vue
Avec son corps d’écaille et de substance
Ses hanches claires de musique et longues
Sous les décombres de l’esprit, comme une lyre


Se dessine alors l’ombre portée de ce corps, l’essence de sa peau, cuisses obscures, tièdes et marines, qui ouvrent sur le port encalvé. A la barre du Grand Œuvre, le poète distingue la finalité, le but de sa traversée. Elle – qui " elle " ? – sera à lui, autrement, poétiquement :

Elle sera captive du long siècle
Où nous vivons avec nos filles naturées
Aimant – folie – leurs sexes d’herbes longues
.

Et l’on comprend dès lors qu’Elle – la poésie – et celles qui l’animent ne sont, dans la lecture du désir, qu’une seule phrase (ou phase) d’eau et de feu. Au petit matin, celui qui parle s’interrogera timidement et non sans une certaine angoisse :
"Oui, l’ai-je aimée, quand nos deux corps vivants dégorgeaient d’excès de sel cette eau précieuse qu’ils fabriquaient avec mystère, en d’obscures et rayonnantes chimies, privées, à notre savoir, d’alambics ?"

Salah Stétié est ainsi – à mes yeux – un homme habité par le désir Porté par cette force, il se consume. Pour qu’il y ait Grand Œuvre, il faut qu’il y ait illumination, désir donc, mais aussi quête infniie et vaine au-delà du pays clair-obscur : c’est cette irréalité espérée qui brûle la normalité narrative dans un grand feu de joie physique. C’est le désir – brutal – qui conduit la troupe des mots, leur armée essentielle.
Un exemple, entre dix, entre cent autres possibles ?

Femmes d’icône elle efface l’icône
Et dans sa tête il n’y a plus d’image
Mais seulement mais seulement il y a
La nudité immense de la neige
Et la voici, d’être nue, plus noire et grande

Et la plus nue est aussi la plus vive
Dans le miroir où brille un peu sa honte
Les beaux raisins de ses cheveux brûlent sa hanche
Et sa blessure dans le miroir est crue
Son corps étant contre le feu un arbre
Arbre d’un arbre au désert colombes
Et notre enfance étant l’enfance de ses bras
Sous bien d’azur un peu de lilas sombre
Pour que chante enfin la contrée du goudron
.

Maintenant, engageons-nous plus loin sur les chemins si nus de l’absolu désir. Osons lire ouvertement les images qui nous fouettent alors que les mots dansent pour leur compte. Puisons l’odeur purificatrice de l’eau dans les magnifiques tableaux que nous offre Salah Stétié :

(Le) lustre de la pluie sur l’héritage
le corps d’avec le corps se déliant
vers l’autre corps se déliant criant
- Criant son cri en ce jardin criant
Par noir éclat des lignes d’une jambe
Du corps d’avec le corps se déliant
Triangle étant brûlure dans l’esprit
En deux lignes d’impureté : ô nuageuse
Etant du lustre la brûlure dans l’esprit
.

De la fusion des corps, le poète assure que c’est l’âme, aussi bien qui s’en trouve transformée. L’acte " impur " aurait-il donc quelque chance à transcender magnifiquement et métaphoriquement l’écurie ? L’esprit es bien au-dessus des contingences proprement physiques, brament les censeurs bien-pensants, les pourfendeurs de la transgression. Mais ont-ils raison ? Ont-ils seulement le droit de réduire, comme ils le font, l’alchimie magnifique ? J’ose penser que non. Et j’ose croire que je ne suis pas le seul … Laissons nos rêves nous porter vers
Ce sein très pur au soleil accroché
(Qui) sera l’agneau de feu des montagnes
Corbeau de feu criant
Si dure épée dans la corbeille des montagnes
Hautes brûlant comme un rameau de neige
L’amoureux été devenu songe
Sous le très noir couteau de tout ce vent
.

Oui, la femme est souveraine ! Et tant pis si l’aimer, la vénérer, l’admirer, la choyer, la prendre, l’emporter et l’offrir aux nuages est péché. Tant pis ! Je serai, en complicité avec Salah Stétié, ce pécheur-là.

L’image de cette femme, de cette ardente muse, hante les écrits de Salah Stétié, poèmes et prose, dont Lecture d’une femme est le point névralgique autour duquel a cristallisé une grande partie de l’œuvre. Cet ouvrage est l’un des plus remarquables hommages jamais écrits en l’honneur de la femme, dans un subtil mélange de charme et d’effroi, de stupeur et d’hésitation, de réserve et de ressource. Nue, dépouillée pour mieux disparaître, cette messagère de poésie porte haut la couronne érotique, la chimère mystique du corps. Provocateur, le corps désirant est ce lien. C’est René Char qui note – aphorisme souvent repris par Stétié - : " Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. "

De l’érotisme à la poésie il n’y a qu’un pas – que l’obsession coupable voudrait bien soustraire aux règles intenses du rêve. Mais un pas est malgré tout un pas. Avant il y avait le songe et désormais il y a le désir. Les allusions, les incitations, les signes. Puis tout naturellement vient l’union du moi et du corps et le feu se propage. Tout est à sa place, tout s’accomplit dans la pure incantation du plus pur des verbes. Le bienheureux lecteur, mystiquement érotisé, regarde
Plus bas la courbe de l’épaule et les deux seins
Allant au monde et doux d’être sans mère
Avec le drapeau d’une paix avant la guerre
Et le buisson de Dieu, tables ardentes
Plus bas le pain des cuisses pour les anges
Et leur faim pure. Et l’armée des orteils
Qui vont au mal. L’épée qui la divise :
- Ce tourbillon d’herbe et de sang
.

Et puisqu’un dieu parmi les dieux nous a donné un corps, nous avons le devoir de le caresser, de l’embrasser et de le chanter.
Erotisme et sexualité brûlent dans toute l’œuvre de Salah Stétié pour nourrir l’imaginaire de figures fétiches, de figures irradiantes. Le poème dès lors monte comme une véritable prière :

Dévotion à celle
De nul corps tournoyant
Les mains pâles et sûres
Aigüe
Donnant un sein
Aux arbres et aux bêtes
Et qui dressé au seuil
Attend d’une fatigue
Le début de la cendre
D’un couteau
Elle coupe
Le fruit – jusqu’à la mer
.


Si Salah Stétié a choisi la poésie, cette musique plus proche du corps que nulle autre, c’est à défaut de pouvoir inventer autre chose, dans la mesure où, hélas ! – c’est l’une de nos infirmités -, " la pensée doit passer par les mots pour retourner à la pensée " (Schiller). Inversé dans sa propre clarté obscure, l’œil du poète n’en est que plus attisé par les visions qui le hantent :

Femmes de fruits dans la lumière droite
Le cerf qui vous respire
Voici qu’il est en limpidité l’agneau
Au sommet des montagnes
Avec ses jambes filles
Ses jambes de blessure à peine filles
Par l’inversion du feu parfois colombes
Eparpillant leur gorge
Eparpillant la perle de leur gorge
Femmes de fruits avec vos conques filles
Et dans vos doigts comme une odeur de menthe
Corbeaux de vos seins purs
C’est de nouveau c’est de nouveau l’été de neige
Le chagrin froid des raisins nus
.

Ou encore, celles-ci :

Des femmes sont entrées avec des fruits
Sous l’arche d’une mémoire consumée
Par elles je m’adossai au vin de l’oubli
Jusqu’à la nuit où tout redevint grappe
Alors j’ai dit son nom à la voix de la terre
Parce qu’un fleuve était ce fleuve
Dans l’esprit
.


Alors moi aussi, j’accepte de me laisser prendre par la main, et conduire. L’autel de la mort est ainsi fait qu’il a plus fière allure quand il se trouve éclairé du regard d’une femme aimée :

Quand l’attente menace
Dans la chambre du seul l’éclat des seuils
Ce qui vient sera gouverné
.

Le vent frappe le Vercors et la fille est nue. Elle est blottie contre moi sous les draps glacés. Je tiens un livre ouvert devant moi. Je lui fais la lecture, et rien d’autre :
Le souffle efface la montagne
Ne reste, souffle effacé, que le souffle (…)

Lune allégée, barque de fruits
Flamme établie avec l’enfant d’ozone

Rose de chacune de ses larmes
Qui brille un peu avant la neige, avant la nuit
.

Elle soupire, ouvre un œil, le referme. Battement de cils dans la lenteur. Je caresse délicatement une mèche rebelle qui glisse sur front. J’ouvre un autre livre, au hasard comme pour mieux défier l’azur. Je lis derechef :

Et nu dans la dénudation, dans la
Dénudation est une lampe vive
Enracinée dans l’herbe près des larmes
Autour de son visage en nudité
Ô nudité de cette face obscure
Sous la lumière éparpillée de ses larmes

Et nous voici devant ces larmes de la nuit
Semblable couple de l’esprit dans la pensée
De la pensée devenue lampe vive
Enracinée dans le charbon de l’être
Qui est charbon de l’être et nuit vive
Brillant du crin terriblement nocturne
De l’esprit – en vérité cette femme
Assise dans l’esprit et désirant
.

Je remonte les draps sur un corps lisse et blanc. J’éteins la lumière. Tout est calme.