Lunique est en poésie un signe noble perché au sommet de lart de la narration. Cet unique cette image, ce silence rassemble en un mot la totalité du sens, vertu absolue face à la vague déferlante de la prosodie. La poésie ne pourrait être quune phrase, quun seul mot même, un unique son. Sa grâce est pesanteur invisible qui chante à nos oreilles, le temps na plus cours, linsoutenable légèreté de nous-mêmes enfin recouvrée. Ainsi lhomme a-t-il besoin de poésie pour vivre au même titre quil a besoin deau et de pain. Le poète est donc lhomme par qui la vie se transmet, lamour naît, la mort saffronte. Le poète est lunique, le seul, qui parle et qui ose, enfin, pourfendre labîme de silence " hypocrite " qui nous sépare les uns des autres. Ecoutons-le. Apprenons à entendre sa voix qui nous traverse comme une épée et ouvrons-lui notre âme dans lélan qui est le sien en vue dêtre sauvée.
Salah Stétié est de ces poètes majeurs quil convient dentendre, découter, de deviner pour essayer de comprendre lautre côté brûlé du monde. Sa poésie est complexe et multiple, issue dune richesse intérieure acquise par lexil multilatéral de cet Oriental profondément ancré dans lOccident, de cet Occidental apprivoisé par nous mais demeuré fortement enraciné dans les traditions et la culture de sa terre natale. Cette ambivalence marquée, cultivée avec passion et projetée dans lespace de la langue française offre certaines des plus belles pages de la poésie contemporaine.
Il est indéniable quil y a chez Salah Stétié un impératif besoin de donner et de partager. Il y a aussi chez lui cette aptitude à suggérer linvisible, à dépeindre le secret des êtres et lintimité des choses, à retenir dans la violence de sa langue, ces instants perdus où lhomme est nu face à sa vérité, où le guerrier devient fragile devant la porte de la pureté recouvrée. Mais aussi parce que lattrait de linterdit, la passion du défendu restera toujours terra incognita, Salah Stétié sest voulu fidèle à ces pairs, fidèle à cet Orient de beauté et de plaisirs, de sources et de fruits. Il est parti explorer limpossible magie, comme pour nous confirmer quavant, bien avant la création de lenfer, le paradis cétait son pays, le Liban : "Jaimais, de lair de cette patrie, le partage entre la terre et la mer, lâcre parfum de chèvre fiancé non pas subtilement, mais rustiquement, ou mieux : antiquement, à cette invisible vague cruellement alguée issue des remous de la très physique mer. Ô pays sous les pommes et les pêches et les raisins et le charbon dans lil de tes femmes, en instance détincelle ! Vos yeux, filles de cet ici-là, provocateurs comme des seins sous le lin apparus, vos yeux, eux aussi, de chèvre et de sel
"
Aussi voit-on que lil est là, le regard appuyé sur lautel obscur où se dévoilent les charmes insondables des jeux de lamour et de la séduction. Pourquoi cette attirance, cette mise en lumière ? A cause du sel causé par linfraction ? Personne ne le sait mais beaucoup lauront dénoncée, cette effraction, depuis lavènement des religions monothéistes
Pour vaincre le tabou, pour relever les yeux vers la beauté et le songe de limpérieux désir, demeure le langage poétique. Et pour ouvrir aussi les portes de limaginaire et ne créer les fêtes du plaisir, il y a lOrient et sa culture unique, sa fascination de la beauté concrète, son appétit dabsolu et de pureté infinie. La sagesse de lOrient est aussi la philosophie du plaisir, plaisir sollicité habilement afin que lesprit et le corps ne fassent plus quun : la Janna le paradis terrestre, lEden dOrient est un mythe qui gouverne les hommes dOrient jusquaux limites de lirrationnel
DAvicenne à Averroès, dIbn Arabi à Djelâl-Eddine Roumi, lOrient a compté quelques hérauts qui ont uvré à libérer notre esprit en lui donnant pour contre-épreuve la garantie du corps, et, pour certains, le corps cest aussi le corps des mots, autrement dit la poésie.
Je dis quil est un homme, de nos contemporains, qui perpétue admirablement, et en langue française, cette tradition du corps-poème qui fît la gloire de la Mùallaqa : cest Salah Stétié.
Si jose avouer ici mon attachement, dessence filiale, à cet homme, à ce père spirituel, cest uniquement parce que le rapport, les rapports que jai pu avoir avec lui, sont de lordre de lessentiel, je veux dire de la vérité. Et tant puis si cela est devenu dans lair du temps de sembler dire la vérité. Cette mode littéraire en chassera une autre. Car il y a vérité et vérité. Dailleurs, jécris sous un pseudonyme pour avoir la paix. Si japporte ici ma voix à cet ouvrage, cest pour témoigner de la gratitude que je dois à Salah Stétié : ne ma-t-il pas donné linaliénable : la clef de la fenêtre des temps ? Et depuis que je lai lu jai osé, dirai-je, jai accouplé mon temps au sien. Car lire Salah Stétié cest mourir un peu à soi-même, cest partir ailleurs et cest vivre autrement. Lire Salah, cest supporter linhabituel, cest brûler deau froide, cest voler sous le sable. Je ne suis pas un mystique mais jai traversé le miroir grâce aux vers de Salah pour ne revenir que partiellement parmi vous. Cest en prêtant loreille au chant secret de ses textes que je crois comprendre lun des sens de lexistence qui, outre cette finalité absurde quest la mort, nous autorise aussi laccès au plus concret des choses et quoi de plus concret pour lamant que le corps aimé ? Je crois que nous avons surtout le devoir de chercher à capter, ne fût-ce que dans la langue (cest déjà une immense conquête) le moindre petit espace de plaisir.
Ainsi le poète jubile-t-il au sens mystique du terme devant
Le corps, son corps de femme
Nue dans léclat de sel
De son désir, ses mains brûlées sur lhomme
Lamante devient, grâce à lui, cette
Etoile dair en dégagement diaphane
Et, ajoute-t-il dans la même strophe :
Nos yeux une première fois lont vue
Avec son corps décaille et de substance
Ses hanches claires de musique et longues
Sous les décombres de lesprit, comme une lyre
Se dessine alors lombre portée de ce corps, lessence de sa peau, cuisses obscures, tièdes et marines, qui ouvrent sur le port encalvé. A la barre du Grand uvre, le poète distingue la finalité, le but de sa traversée. Elle qui " elle " ? sera à lui, autrement, poétiquement :
Elle sera captive du long siècle
Où nous vivons avec nos filles naturées
Aimant folie leurs sexes dherbes longues.
Et lon comprend dès lors quElle la poésie et celles qui laniment ne sont, dans la lecture du désir, quune seule phrase (ou phase) deau et de feu. Au petit matin, celui qui parle sinterrogera timidement et non sans une certaine angoisse :
"Oui, lai-je aimée, quand nos deux corps vivants dégorgeaient dexcès de sel cette eau précieuse quils fabriquaient avec mystère, en dobscures et rayonnantes chimies, privées, à notre savoir, dalambics ?"
Salah Stétié est ainsi à mes yeux un homme habité par le désir Porté par cette force, il se consume. Pour quil y ait Grand uvre, il faut quil y ait illumination, désir donc, mais aussi quête infniie et vaine au-delà du pays clair-obscur : cest cette irréalité espérée qui brûle la normalité narrative dans un grand feu de joie physique. Cest le désir brutal qui conduit la troupe des mots, leur armée essentielle.
Un exemple, entre dix, entre cent autres possibles ?
Femmes dicône elle efface licône
Et dans sa tête il ny a plus dimage
Mais seulement mais seulement il y a
La nudité immense de la neige
Et la voici, dêtre nue, plus noire et grande
Et la plus nue est aussi la plus vive
Dans le miroir où brille un peu sa honte
Les beaux raisins de ses cheveux brûlent sa hanche
Et sa blessure dans le miroir est crue
Son corps étant contre le feu un arbre
Arbre dun arbre au désert colombes
Et notre enfance étant lenfance de ses bras
Sous bien dazur un peu de lilas sombre
Pour que chante enfin la contrée du goudron.
Maintenant, engageons-nous plus loin sur les chemins si nus de labsolu désir. Osons lire ouvertement les images qui nous fouettent alors que les mots dansent pour leur compte. Puisons lodeur purificatrice de leau dans les magnifiques tableaux que nous offre Salah Stétié :
(Le) lustre de la pluie sur lhéritage
le corps davec le corps se déliant
vers lautre corps se déliant criant
- Criant son cri en ce jardin criant
Par noir éclat des lignes dune jambe
Du corps davec le corps se déliant
Triangle étant brûlure dans lesprit
En deux lignes dimpureté : ô nuageuse
Etant du lustre la brûlure dans lesprit.
De la fusion des corps, le poète assure que cest lâme, aussi bien qui sen trouve transformée. Lacte " impur " aurait-il donc quelque chance à transcender magnifiquement et métaphoriquement lécurie ? Lesprit es bien au-dessus des contingences proprement physiques, brament les censeurs bien-pensants, les pourfendeurs de la transgression. Mais ont-ils raison ? Ont-ils seulement le droit de réduire, comme ils le font, lalchimie magnifique ? Jose penser que non. Et jose croire que je ne suis pas le seul
Laissons nos rêves nous porter vers
Ce sein très pur au soleil accroché
(Qui) sera lagneau de feu des montagnes
Corbeau de feu criant
Si dure épée dans la corbeille des montagnes
Hautes brûlant comme un rameau de neige
Lamoureux été devenu songe
Sous le très noir couteau de tout ce vent.
Oui, la femme est souveraine ! Et tant pis si laimer, la vénérer, ladmirer, la choyer, la prendre, lemporter et loffrir aux nuages est péché. Tant pis ! Je serai, en complicité avec Salah Stétié, ce pécheur-là.
Limage de cette femme, de cette ardente muse, hante les écrits de Salah Stétié, poèmes et prose, dont Lecture dune femme est le point névralgique autour duquel a cristallisé une grande partie de luvre. Cet ouvrage est lun des plus remarquables hommages jamais écrits en lhonneur de la femme, dans un subtil mélange de charme et deffroi, de stupeur et dhésitation, de réserve et de ressource. Nue, dépouillée pour mieux disparaître, cette messagère de poésie porte haut la couronne érotique, la chimère mystique du corps. Provocateur, le corps désirant est ce lien. Cest René Char qui note aphorisme souvent repris par Stétié - : " Le poème est lamour réalisé du désir demeuré désir. "
De lérotisme à la poésie il ny a quun pas que lobsession coupable voudrait bien soustraire aux règles intenses du rêve. Mais un pas est malgré tout un pas. Avant il y avait le songe et désormais il y a le désir. Les allusions, les incitations, les signes. Puis tout naturellement vient lunion du moi et du corps et le feu se propage. Tout est à sa place, tout saccomplit dans la pure incantation du plus pur des verbes. Le bienheureux lecteur, mystiquement érotisé, regarde
Plus bas la courbe de lépaule et les deux seins
Allant au monde et doux dêtre sans mère
Avec le drapeau dune paix avant la guerre
Et le buisson de Dieu, tables ardentes
Plus bas le pain des cuisses pour les anges
Et leur faim pure. Et larmée des orteils
Qui vont au mal. Lépée qui la divise :
- Ce tourbillon dherbe et de sang.
Et puisquun dieu parmi les dieux nous a donné un corps, nous avons le devoir de le caresser, de lembrasser et de le chanter.
Erotisme et sexualité brûlent dans toute luvre de Salah Stétié pour nourrir limaginaire de figures fétiches, de figures irradiantes. Le poème dès lors monte comme une véritable prière :
Dévotion à celle
De nul corps tournoyant
Les mains pâles et sûres
Aigüe
Donnant un sein
Aux arbres et aux bêtes
Et qui dressé au seuil
Attend dune fatigue
Le début de la cendre
Dun couteau
Elle coupe
Le fruit jusquà la mer.
Si Salah Stétié a choisi la poésie, cette musique plus proche du corps que nulle autre, cest à défaut de pouvoir inventer autre chose, dans la mesure où, hélas ! cest lune de nos infirmités -, " la pensée doit passer par les mots pour retourner à la pensée " (Schiller). Inversé dans sa propre clarté obscure, lil du poète nen est que plus attisé par les visions qui le hantent :
Femmes de fruits dans la lumière droite
Le cerf qui vous respire
Voici quil est en limpidité lagneau
Au sommet des montagnes
Avec ses jambes filles
Ses jambes de blessure à peine filles
Par linversion du feu parfois colombes
Eparpillant leur gorge
Eparpillant la perle de leur gorge
Femmes de fruits avec vos conques filles
Et dans vos doigts comme une odeur de menthe
Corbeaux de vos seins purs
Cest de nouveau cest de nouveau lété de neige
Le chagrin froid des raisins nus.
Ou encore, celles-ci :
Des femmes sont entrées avec des fruits
Sous larche dune mémoire consumée
Par elles je madossai au vin de loubli
Jusquà la nuit où tout redevint grappe
Alors jai dit son nom à la voix de la terre
Parce quun fleuve était ce fleuve
Dans lesprit.
Alors moi aussi, jaccepte de me laisser prendre par la main, et conduire. Lautel de la mort est ainsi fait quil a plus fière allure quand il se trouve éclairé du regard dune femme aimée :
Quand lattente menace
Dans la chambre du seul léclat des seuils
Ce qui vient sera gouverné.
Le vent frappe le Vercors et la fille est nue. Elle est blottie contre moi sous les draps glacés. Je tiens un livre ouvert devant moi. Je lui fais la lecture, et rien dautre :
Le souffle efface la montagne
Ne reste, souffle effacé, que le souffle (
)
Lune allégée, barque de fruits
Flamme établie avec lenfant dozone
Rose de chacune de ses larmes
Qui brille un peu avant la neige, avant la nuit.
Elle soupire, ouvre un il, le referme. Battement de cils dans la lenteur. Je caresse délicatement une mèche rebelle qui glisse sur front. Jouvre un autre livre, au hasard comme pour mieux défier lazur. Je lis derechef :
Et nu dans la dénudation, dans la
Dénudation est une lampe vive
Enracinée dans lherbe près des larmes
Autour de son visage en nudité
Ô nudité de cette face obscure
Sous la lumière éparpillée de ses larmes
Et nous voici devant ces larmes de la nuit
Semblable couple de lesprit dans la pensée
De la pensée devenue lampe vive
Enracinée dans le charbon de lêtre
Qui est charbon de lêtre et nuit vive
Brillant du crin terriblement nocturne
De lesprit en vérité cette femme
Assise dans lesprit et désirant.
Je remonte les draps sur un corps lisse et blanc. Jéteins la lumière. Tout est calme.