François XAVIER



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Le Liban,
l'autre pays de France

Le Liban est, de par sa position géo-politique, au carrefour de trois continents, donc de trois cultures. Point de passage obligé entre l'Occident et le monde arabe, il bénéficie aussi d'une porte vers l'Asie centrale et la Grande Russie. Pays de montagnes, il a souvent accueilli les pérsécutés de tout bord.
Le Liban fut aussi de nombreuses fois envahi et conquis par tous les peuples du bassin méditerranéen ainsi que par certaines tribus nomades qui remontèrent de la péninsule arabique : Cananéens, Phéniciens, Perses, Romains, Byzantins, Omeyyades, Abbassides, Toulounides, Fatimides, Ayyoubides, Croisés, Mameluks s'affrontèrent sur cette terre d'Orient, laissant chacun une empreinte architecturale et culturelle. De Byblos - Jbaïl - à Baalbeck - Héliopolis - le pays regorge de sites et de témoignages archéologiques. Enfin, le Liban accueillit aussi de nombreuses populations d'Europe centrale et orientale soumises à des persécutions dues à leur religion, comme les Serbes et les Croates ou par exemple les Arméniens chassés par les turcs puis les soviétiques, qui vinrent dès la fin du XIXème siècle trouver refuge en terre du pays du cèdre.

C'est au XVIème siècle, avec l'avènement de la dynastie druze Maan - et surtout le règne de Fakhreddine II (1590-1633) -, que le territoire de l'actuel Liban est unifié pour la première fois. Puis les clans se divisent à nouveau et les populations s'affrontent. Il faudra attendre le règne de Béchir II (1788-1840), issu de la grande famille des Chéhab, pour que le pays soit de nouveau réunifié. C'est aussi à cette époque que naissent les particularités qui feront du Liban une entité unique dans le monde arabe : une société chrétienne dans la montagne (Mont-Liban) partageant de forts liens avec l'Europe ; une société druze plus orientale, plus clanique, confiante dans ses structures tribales pour accepter la présence chrétienne de plus en plus nombreuse ; enfin un port, Beyrouth, lien indispensable entre la montagne et la mer pour commercer avec le reste du monde. Mais le Liban sera aussi un centre névralgique de l'Empire ottoman pour l'ouverture aux idées occidentales et à l'éducation, bien souvent prodiguée par des missionnaires catholiques ou protestants.


Longtemps sous l'influence turque puis sous mandat français, le Liban a conservé certaines rigueurs conceptuelles d'une société sous tutelle.
Mais le Liban a surtout été une terre d'accueil pour les minorités éthniques ou religieuses. C'est cette influence si diversifiée qui a fait la richesse culturelle du pays ; pas moins de dix-sept communautés vivaient en parfaite harmonie, chacune apportant sa contribution dans le tissage de l'identité libanaise, solitaires mais solidaires. Des maronites du Nord aux chiites de la Békaa, des druzes du Chouf aux chrétiens de Beyrouth, sans oublier les alaouites, les latins, les grecs catholiques et orthodoxes, les protestants, les arméniens catholiques et orthodoxes, les syriaques, les chaldéens, les assyriens, les coptes catholiques et orthodoxes, tous vivaient en paix, fiers et heureux. Jusqu'à un certain 13 avril 1975 où la vie s'arrêta ...

Si l'arabe est la langue officielle voire maternelle du pays, le français a, depuis fort longtemps, une place privilégiée dans le coeur des libanais. Langue de la culture elle devint par la suite la langue des affaires et de la politique. Parlé par les castes dirigeantes le français réussit néanmoins à ne pas se perdre dans la volonté élitiste de certains. Au Liban tout le monde parle français, du directeur de la banque centrale au petit marchand à la criée de maïs grillé. C'est pourquoi la France a toujours été considérée comme la grande soeur, l'amie protectrice du peuple libanais ; et c'est pourquoi certaines incompréhensions sont nées durant la guerre de ce trop grand amour que vouait le Liban pour une France parfois maladroite, souvent lâche, face à ses prises de position dans le conflit qui a ravagé le pays de 1975 à 1992.

L'histoire littéraire du Liban débute avec son nom : Loubnan. C'est un des rares noms à avoir conservé sa véritable structure issue du vocable antique. Le Liban, de par son nom, impose cette seule et même souche, mère première de l'état : le nom, cet héritage unique, ce symbole de ralliement qui unit tout un peuple. Loubnan. Toutes ces formes et ces transcriptions akkadienne, égyptienne, assyrienne, araméenne, phénicienne dérivent du même radical "lbn" qui signifie "être blanc".
Cette image associée à la montagne enneigée presque toute l'année rappelle aussi la blancheur du yaourt, "laban" en arabe, l'un des plats centraux de la cuisine libanaise.
Mais peut également s'associer à ce nom l'odeur de l'encens qui provient de l'arbre à parfum connu par les sémites sous le nom de "loubân".
Il n'en fallait pas plus pour que Louban, le Liban, traverse les siècles et les langages pour demeurer le fleuron de la littérature arabe au Proche-Orient.
Dernier clin d'oeil à l'histoire de la littérature et du livre en général, c'est au Liban, au couvent de Qazhayya, dans cette grotte-église si particulière construite par les premiers moines maronites dans les contreforts du Mont-Liban, au pays des cèdres plusieurs fois centenaires, dans le nord du pays, que naquit aux alentours de 1600 de l'ère chrétienne, la première imprimerie du monde arabe !

En littérature, tout commença vers la fin du XIXème siècle où des écrivains libanais, à l'exemple du poète Michel Misk, décidèrent d'écrire leurs oeuvres en français. La littérature libanaise d'expression française se veut donc libre et volontaire, loin des influences politiques du mandat français (1920-1943) pour mieux stigmatiser une orientation culturelle indépendante. Si certains auteurs ont choisi le français comme langue d'expression ce fut pour affirmer une volonté de s'exprimer dans la langue de leur choix, c'est-à-dire se démarquer de l'oppression ottomane et se vouer à la création d'une identité libanaise que certains tentaient de mettre à mal. La première pierre apportée à l'édifice contestataire et signe du renouveau de la pensée libanaise fut le premier grand texte écrit en français par Chekri Ganem, Antar.
Chekri Ganem (1861-1929) peut en effet être considéré comme le père de la littérature libanaise d'expression française. Antar, sa pièce maîtresse, fut jouée pour la première fois au théâtre de l'Odéon à Paris en 1910. Elle y raconte l'histoire de l'illustre guerrier arabe du VIème siècle et fut applaudie par le public et encensée par la critique, friands de pièces aux héros intrépides à l'image de Cyrano de Bergerac. Tableau vivant de l'âme chevaleresque orientale, Antar est aussi un acte politique fort qui fut considéré comme la plus vive manifestation que le nationalisme arabe a organisée à Paris à la veille de la guerre de 1914. La plume de Checri Ganem est sans appel :

Antar


L'avenir d'une race et d'un pays n'est pas
Dans un homme, fût-il l'arbitre des combats,
Le roi du monde. Rien n'arrête un peuple en marche.
Il monte ! Je le vois monter de marche en marche,
Du levant au couchant, dans un tel flamboiement
Que l'astre d'or pâlit au sein du firmament.
Qu'importe aux aigles fiers et même aux hirondelles
Une plume de plus ou de moins à leurs ailes !
Je ne suis qu'une plume, ami ...

Cheyboub


Non pour les tiens,
Antar, non pour les tiens.

Antar


Et même pour les miens !
La douleur sera vive et sans doute profonde.
Mais pour naître ou créer, tout souffre dans le monde.
Même la graine, pour germer, pourrit d'abord,
Car la vie est un fruit de l'arbre de la mort.
Va, pars ! tu me verras un jour prochain peut-être,
Du noir sillon que fait ma mort réapparaître
En un autre moi-même. Où le semeur passa
Montera sous ses pas la graine qu'il lança.
Pars ! Et veille sur elle, ami, gardien fidèle !
... Qui sait ce qu'il sera celui qui naîtra d'elle.


Le français devint alors, comme il fut en son temps glorieux en Europe, l'instrument de dénonciation de l'occupant, de l'oppresseur. Charles Corm (1894-1963) s'insurgea à son tour en 1934 contre la présence coloniale française dans un fort joli texte intitulé La Montagne inspirée, un recueil de poèmes divisé en trois cycles, "le Dit de l'enthousisame", "le Dit de l'agonie" et "le Dit du souvenir" qui reprend les idées premières d'une république libanaise souveraine et indépendante :

Langue de mon pays, ô première figure
De proue, à l'horizon de l'univers ancien,
Toi qui gonflas d'orgueil la voile et l'aventure
Des aïeux phéniciens :

Si je rappelle aux miens nos aïeux phéniciens
C'est qu'alors nous n'étions au fronton de l'histoire,
Avant de devenir musulmans ou chrétiens,
Qu'un même peuple uni dans une même gloire,

Et qu'en évoluant, nous devrions au moins,
Par le fait d'une foi d'autant plus méritoire,
Nous aimer comme aux Temps où nous étions païens !

Hélas ! tous les écrits des peuples de la terre,
Ces alphabets divers qui sont nos rejetons
Leur chantent leurs hauts faits et nous osons nous taire
Sur nos titres féconds !

Langue de mon pays, dites-nous notre histoire,
Dites à nos enfants que tout semble humilier,
Qu'ils peuvent être fiers d'avoir eu dans la gloire
Des gloires par milliers !

Langue de mon pays, donnez-nous confiance,
Faîtes-nous croire encor en nous et nos aïeux,
Gardez-nous notre rang, gardez notre audience
A la table des dieux !

Et vous, nos émigrants, courageuses pléiades,
Vous qui continuez cet essor rayonnant,
Par lequel nos aïeux, de cyclade et cyclade,
Fouillaient les continents ;

(...)

Vous qui gardez ce sang dont l'ardeur vous travaille,
N'allez pas l'égarer sous un ciel étranger ;
Rentrez vous reposer de vos dures batailles,
Sous nos fleurs d'oranger ;

Venez vivre et mourir dans vos vieilles murailles,
Revenez parmi nous, cent fois les bienvenus ;
Ne vous déchirez pas d'atroces funérailles,
O soldats inconnus !

Grâce à ces "empécheurs de penser en rond", la société libanaise réussit à se forger une identité autour de valeurs républicaines et françaises. Si l'enseignement du français, en parallèle avec l'arabe, s'est exercé dès les années 1850 grâce aux nombreuses missions religieuses, il n'en demeure pas moins une forte tradition héritée de l'antiquité du bilinguisme libanais. Ainsi les idéaux pouvaient être confrontés dans la langue de Voltaire sous les meilleurs auspices, et malgré les années de colonisation, le Liban n'a jamais gardé de rancune vis-à-vis de la France, ce qui n'est pas toujours le cas des autres pays où la politique extérieure française s'est signalée par ses incompétences et ses paradoxes. Peut-être faut-il y voir la sagesse orientale, à la libanaise, qui prévaut sur l'orgueil et l'esprit rancunier de certains.
Le ton des premiers auteurs libanais penche plus volontiers vers une inspiration romantique et orientaliste, voire mélancolique. Un certain romantisme arabe voit le jour avec notamment beaucoup d'écris poétiques.
Pendant l'entre deux guerres (1920-1940) apparaissent des courants plus réformateurs, plus engagés dans la vie nationale et le renouveau libanais. Charles Corm fonde la Revue phénicienne en 1920 pour y clamer la continuité d'un Liban moderne héritier du prestigieux passé phénicien. D'autres écrivains se lèvent pour évoquer la vocation du Liban à être le pont entre l'Occident et l'Orient, à l'image de Michel Chiha ou Elie Tyan. Evelyne Bustros les rejoint : elle sera la première femme écrivain libanaise.

Les années cinquante marquent un tournant majeur dans la littérature libanaise avec la publication de trois auteurs qui portent en eux l'essence même de l'âme libanaise. Enfin l'on découvre une littérature propre au Liban, débarrassée de son complexe qui la faisait voyager dans les limbes de l'imitation. Avec Georges Schehadé - dramaturge et poète -, Farjallah Haïk - romancier - et Fouad Gabriel Naffah - poète -, l'écriture libanaise atteint la maturité. Ainsi, leur travail va permettre de plier la langue française aux normes libanaises.

Georges Schehadé (1910-1989) est le grand maître de la littérature libanaise d'expression française contemporaine. Poète et dramaturge, il a toujours été ouvert aux nombreux courants littéraires qui ont traversé son pays. Du symbolisme au surréalisme, Georges Schehadé a porté son art vers le renouveau. Homme moderne, il a su habilement vêtir la poésie traditionnelle orientaliste aux couleurs des nouvelles tendances universelles.
Né le 20 novembre 1910 à Alexandrie, d'une grande famille libanaise qui avait fui en 1860 les affrontements sanglants entre communautés, il fit toutes ses études en Egypte puis, après avoir obtenu sa licence de droit, il s'établit au Liban où il enseigne la littérature française à l'Ecole supérieure de Beyrouth. Poursuivi par le destin, il dut fuir une nouvelle fois son pays en 1978 lorsque son quartier fut rasé, et vint s'installer en France.
Son oeuvre se compose sur deux tons : la poésie et le théâtre.
La poésie de Georges Schehadé est une longue histoire d'amour débutée dès l'âge de douze ans, lorsqu'il entendit pour la première fois le mot "azur", et le trouvant extraordinaire, il décida de l'emporter avec lui dans son cartable. Ses premiers poèmes sont remarqués par les surréalistes qui l'encouragent à chercher son chemin parmi les voies de la langue française. En 1952, publiés en un seul volume, ses Poésies I, II et III lui offrent un succès sans précédent : Schehadé est consacré comme étant celui qui a su imposer sa griffe loin des tendances ancestrales et qui a pu adapter son écriture aux mouvances contemporaines.

Je rêve en criant dans la maison des feuilles

Je rêve en criant dans la maison des feuilles
C'est moi c'est moi disait la chanson fatiguée
Oh qu'on la délivre
Et que je m'en aille en emportant
Le mannequin de perles
Les bois sont morts
Et par la plaie les feuilles s'envolent

Sur une montagne

Sur une montagne
Où les troupeaux parlent avec le froid
Comme Dieu le fit
Où le soleil est à son origine
Il y a des granges pleines de douceur
Pour l'homme qui marche dans sa paix
Je rêve à ce pays où l'angoisse
Est un peu d'air
Où les sommeils tombent dans le puits
Je rêve et je suis ici
Contre un mur de violettes et cette femme
Dont le genou écarté est une peine infinie.

A tous ces poèmes s'ajoute le recueil Le nageur d'un seul amour, publié en 1985.
Si l'oeuvre poétique de Schehadé est incontournable, c'est le théâtre qui le révéla au monde. Sa premièe pièce fut Monsieur Bob'le créée en 1951 au théâtre de la Huchette, à Paris. Puis c'est la consécration en 1954 avec la création par la troupe Renaud-Barrault de la Soirée des proverbes qui met en scène un personnage engagé dans la quête de l'absolu. Viendront l'Histoire de Vasco en 1956 au théâtre Sarah-Bernhardt et saluée à Paris, Zurich et Lyon, puis les Violettes créée en 1960. Après un passage à l'Odéon avec le Voyage, Georges Schehadé crée sa dernière oeuvre dramatique en 1967 à la Comédie Française : l'Emigré de Brisbane qui raconte l'histoire d'un homme qui, lui, réussit à réaliser son rêve - ce qui entraîne de graves conséquences pour les siens -, contrairement à tout ce qu'avait écrit Schehadé jusque là :

Maria


La vie pour chacun est différente ...

Barbi


... et l'on a ce qu'on mérite. Non, non, Maria, ce n'est pas ça.

Maria


Qu'est-ce que c'est, alors, Barbi ?

Barbi


J'ai un scarabée d'or qui gratte dans ma tête ... Une petite aiguille ... d'abeille qui m'a piqué. Je comprends tout ... Je vois tout, cette nuit. Je suis illuminé ! Approche Marie, je vais t'expliquer l'origine des richesses ... leurs immensités ... leurs violences, et leur ... mélancolie ... C'est le vent !

Marie


... ?

Barbi


Oui. Le vent ! Tout commence avec lui ... On quitte Belvento comme une petite guenon, n'est-ce pas, Monsieur Galard ? avec dans la poche trois pommes de terre à faire frire, et sachant à peine compter, et l'on s'embarque sur un vieux navire rétamé comme une marmite, chevelu et puant l'ail marin. Et dès que s'éloigne la terre dans les rayures de la vapeur, quand s'éclipsent les petites lumières paralysées du rivage, le vent brusquement défait son grand baluchon ... et vous sort ses images soufflantes, ses inventions et ses diableries. Et ses idées. Or qu'est-ce donc l'argent, voulez-vous me dire, sinon, au départ une petite idée, qui vous traverse l'esprit un beau matin ? Et qui fait son chemin. Oui, tout commence avec le vent ! ... Non pas le vent d'ici : timide, chrétien, bien peigné, qui fait voler les cerfs-volants, et éteint les cierges à l'église par mesure d'économie. Mais l'autre, Maria ! ... l'autre vent, avec son imagination immense, ses aigles et ses crabes, et les sorciers qui marchent avec lui ; n'est-ce pas Monsieur Galard ? ... Maria, Maria ! ... le vent d'Australie souffle, cette nuit, dans ma tête ... et m'inspire une affaire ... Dis qu'un de mes fils est de M. Galard ... dis que mon fils est fils du vent !

En 1987 Schehadé reçoit le Grand Prix de la francophonie ; il nous quittera deux ans plus tard.

Farjallah Haïk est né en 1912 dans le village de Beit Chebab, connu pour l'habileté de ses artisans dans la fabrication des cloches. Issu d'une famille attachée aux traditions, il fut doté d'une imagination fertile et d'un grand sens de l'orientation. Cela lui a permis de croquer la société libanaise : ces textes dénoncent les incohérences du système. Haïk a été le premier à oser parler des intrigues villageoises, de la condition de la femme et de l'influence prépondérante du clergé. Mais au-delà de la chronique, Haïk a démontré son amour du terroir, sa compassion pour les plus humbles et sa tendresse pour son peuple. Al Ghariba, écrit en 1947, montre l'attachement de l'écrivain aux rites qui accompagnent le quotidien :

Un jour, Ernestine a voulu voir comment on fait ce pain merveilleux, mince et onctueux comme une étoffe de soie. A côté de la maison, tout près d'un mur d'appui, une vieille femme était assise, les pieds tendus en avant. Sur une petite table basse, elle aplatissait, avec ses deux mains unies par les pouces, des boules de pâte en les saupoudrant avec un peu de farine. Un rond se formait peu à peu et devenait de plus en plus mince. Puis la femme lui façonnait une bordure en le faisant tourner d'une main et le pressant de l'autre. Et alors lui apparut ce grand secret de l'adresse paysanne. La femme prenait le rond de pâte, l'élevait en l'air en le battant de tout l'avant-bras, le tournoyait jusqu'à ce qu'il devînt de l'épaisseur d'une feuille de papier. Elle le déposait ensuite sur un coussin qu'elle renversait sur le çage(1). De temps en temps, elle glissait sous le çage quelques éclisses, des aiguilles de pin en y soufflant un peu. Et le pain sortait, tout blond, faisant un petit frou-frou, transparent comme une hostie. Ce qui l'émerveilla davantage, ce fut cette grave application de la femme, ce silence, cette sorte de recueillement avec lequel elle faisait sa besogne. Comme s'il se fût agi d'un rite dont l'accomplissement eût exigé toute la ferveur de sa race. Il y avait sur son visage une flamme qui se projetait de son dedans de femme juste. Ses yeux suivaient chaque mouvement de ses mains. Manier ainsi la peine des hommes, le don de la terre, ne peut-être que l'apanage de quelques élus.

(1) Plaque de tôle convexe chauffée par un feu doux.

La libanité prend son envol avec cette prise de conscience. Les textes publiés renvoient à la recherche formelle ou à la rigueur, montrent une nouvelle expression du moi le plus intime, affichent les démonstrations mathématiques de la folie ordinaire, pour démontrer que tout peut un jour ou l'autre faire irruption dans l'ordre des choses. Toutes les structures classiques sont répudiées pour ouvrir l'esprit à plus d'espace, plus d'amour. Du théâtre à la poésie la pureté retrouvée éclate au grand jour. Un certain vent proche du surréalisme flotte sur le pays du cèdre.

Dans les années soixante, les jeunes écrivains suivent la route tracée par Georges Schehadé. Favorisés par l'exceptionnelle liberté d'expression dont jouit le Liban par rapport à ses voisins, les intellectuels du monde arabe se retrouvent à Beyrouth, et nouent le dialogue avec l'Occident.
Les cafés et les trottoirs de la rue Hamra grouillent de jeunes gens et de jeunes filles, d'artistes et d'intellectuels qui refont le monde toutes les nuits, les salles de théâtre affichent plusieurs créations par saison, les cinémas se disputent les films de Fellini, d'Antonioni ou de la "nouvelle vague".

Nadia Tuéni fait figure de fille spirituelle de Georges Schehadé lorsqu'elle dépeint le Liban dans une prose proche du chant. Elle n'écrit que le Liban, ce pays mythique qui menace de se dissoudre dans le fanatisme naissant de certains responsables politiques qui jouent au petit chef de guerre. La tradition ancestrale de l'honneur fait que l'on règle ses comptes à coups de fusils ! Nadia Tuéni pleure le Liban meurtri qu'elle dépeint dans ses poèmes prémonitoires comme pour essayer de conjurer le mauvais oeil qui plane sur le pays et sur sa vie. Une terrible maladie l'emportera en effet dans sa quarante huitième année, en 1983.

J'ai le coeur dans les tempes et le front à hauteur des cimes de ma tribu.
L'évidence du souvenir prend forme de cordon ombilical, arrimé à chaque visage,
et des larmes de retrouvailles montent hautes, derrière le barrage de mes yeux.
Tout cela s'explique par l'entente de l'homme avec le paysage.
Ils font partie du même poème.
Alors tandis que le soir dans la nuit du ciel des mots de bienvenue,
les vents du Mont-Liban m'enveloppent d'une douce colère.
J'appartiens à ma folle terre ; je la crée par ma mort,
et son visage brûle de mille regards plus incandescents que la faim.
Je ne suis libre que de sa permanence.
Intacte de toute parole étrangère à ses lois.
Je demeure, dans la volupté du prisonnier,
parcourue par ses mains retrouvées, prêtresses de toutes mes vies.
Je survis à ma propre poussière, et connais de mémoire le futur de mon temps.

Nadia Tuéni a su imposer l'idée même du métissage libanais au-delà des rivalités. Sa quête de la perfection vue par l'oeil de l'harmonie et de l'équilibre fait de ses poèmes de véritables partitions musicales. Elle décrit l'osmose parfaite entre les hommes et la terre d'Orient, cette sensualité unique entre le feu et l'eau, cette richesse si particulière que l'on ne retrouve qu'au Liban. Mais Nadia Tuéni, en bonne libanaise n'en oublie pas moins la quête spirituelle qui doit conduire chaque vie vers un lendemain meilleur ; cette recherche personnelle et individuelle transparaît dans l'essence même de ses poèmes. La poétesse n'oublie jamais son prochain.

Peut-être
Chaque geste est coupable de briser une enfance.
L'enfant livre de sable avec bâtonnets noirs comme chat pour servir de repère.
Une horloge du temps qui s'habille est amour.
Longs petits moines avec des poings ronds et utiles,
avec des cernes autour de tes yeux vides.
Tu penses en couleur au portrait d'un oiseau, à la fleur qui se vide.
Le ciel au bout du jardin tendu vers toi.
Viens le chercher.

Enfant, tu retiens la genèse.
Le cordon qui relie l'enfant à la matière inépuisée
n'est ps vraiment tranché.

La magie vient tout simplement à pas de fantaisie.

Les soleils qu'ils promènent, une fête sacrée dessus tes boucles blondes.
Tu les enroules autour de ces jardins que l'on ne comprend pas.
J'ai longtemps oublié.
Pour toi reviendront à leur gré étendues de silence, poissons rouges qui parlent un langage d'étoiles.

C'est le manège à l'image du monde ; celui que tu connais,
celui qui est vraiment, que l'on doit arracher à ton savoir d'enfant.

La montagne secrète et les eaux odorantes, les villages hideux,
le poinçon des abeilles sur chaque fleur sucrée,
autant de longues marches dans tes rêves qui tombent.

L'écho va répéter le souffle de ta joie et tous ces petits bruits.
Tu possèdes la terre et les souffrances. L'eau qui se cache pour inviter aux pistes.

Sauve-toi, enfant.
à quattre pattes et à plus l'infini.

Nadia Tuéni a aussi beaucoup employé le surréalisme comme un outil facile à manipuler pour mieux afficher cette logique d'images et de sons. Ses poèmes sont aussi de merveilleux petits films que l'on se repasse dans la tête comme une ritournelle enfantine, mais ne vous y méprenez pas ! Il y a sans cesse cette interrogation métaphysique sur un autre monde de paix et d'amour ne doit pas vous faire oublier que la plongée dans l'inconscient révèle parfois de sombres desseins mais aussi les plus beaux chants d'amour, à l'instar de Dante qui traversa l'Enfer pour atteindre le Paradis ...

Ce que la lumière cache

Il y a incendie dans la lumière.
Un cri plane et se pose .
Les choses de la nuit sont graves.

Devenir l'envers du sanglot,
être une enfant de Terre
et la lune mon cerf-volant.

Je reconnais ton rire à l'odeur de tes gestes.
Tes yeux vont de colère
chercher une autre nébuleuse.
A l'heure d'incendie dans la lumière,
sur tes paumes des mots fragiles,
tes cheveux bleus de porcelaine.

Quelque part l'acier nonchalent de la mer.
Quelque part un homme à deux futurs se dresse.
Or la vie s'invente au fur et à mesure,
comme un fleuve, en coulant.

Ici j'insère un soupir
temps de respiration des roses.
Là entre ciel et moi,
la virgule du nuage.

O tous ces mondes comprimés
dans un battement de coeur,
ces marées qui gonflent mes veines.
O royauté de la misère,
pour qui regarde seul, l'imaginable espace.

Tailler dans l'épaisseur de la clarté, tailler,
afin de découvrir ce que la lumière cache.
Nos yeux s'ouvrent alors sous le fouet du jour,
au linge noir des paysages.

Cette nouvelle génération d'écrivain apporte un nouveau souffle dans la création littéraire libanaise et lui ouvre de nouveaux domaines d'expression. Andrée Chédid devient une romancière à succès, Gabriel Boustany est le dramaturge à la mode des années 70, Sélim Abou étudie l'identité libanaise et écrit un remarquable essai d'anthropologie sur l'immigration de ses compatriotes en Argentine, Liban déraciné, en 1978.

Cette volonté créatrice, ce souffle pertinent et autocritique est ponctué par le poète Salah Stétié qui étudie la création poétique orientale contemporaine, sa contribution et son inspiration par rapport à la dualité Orient/Occident. Les porteurs de feu en 1972 et la Unième nuit en 1980 sont de remarquables essais qui démontrent la finesse d'analyse et la maîtrise totale de son art.

- "Déchirement orphique", - la situation de l'homme arabe appelle spontanément Orphée, et le chant. Elle appelle aussi et provoque, sur d'autres plans, du politique à l'économique et au social, une action qui est en train de s'accomplir et qui vise, en son terme réalisé, à ressouder l'homme arabe avec son histoire et celle-ci avec l'histoire du monde. L'histoire du monde va de plus en plus vite. Pour la rejoindre, le monde arabe marche aussi rapidement qu'il peut. Son évolution inscrit de puissants sillons dans le champ de l'événement visible, mais les sillons qu'elle creuse dans les consciences ne sont ni moins profonds, ni moins accueillants aux semences. Il reste qu'il n'est pas d'exemple de pays ainsi bousculés par l'Histoire qui ne soient devenus, très vite, intensément créateurs. De l'essayiste, du philosophe, du dramaturge, de l'artiste arabe, on pourra beaucoup attendre désormais. Mais le poète qui est l'homme du déchirement parce qu'il est l'homme d'une guérison, le poète arabe est déjà là. Qui parle. Qui dit. Qui chante. Qui annonce le nouvel état des choses. Qui approche ses doigts de la blessure et travaille intuitivement, par vocation de poète, à rapprocher les lèvres de la plaie, à fonder le corps nouveau. Ecoutons la remarque exaltée du poète Adonis : "Notre terre n'est pas seulement une waste land, comme l'a dit de l'Europe le poète anglais T.S. Eliot : elle est plus que cela, elle est chaos et désordre. En même temps, nous voyons briller sur elle le signe du feu." Il ajoute : "Quel climat spirituel et humain plus riche que celui-là, et plus tragique ? C'est un climat unique, écrasant. C'est le climat de l'homme, à la fois pilote et perdu, celui de la poésie universelle." Cette citation n'est pas isolée, et l'on pourrait en fournir bien d'autres qui vont dans le même sens. Ainsi donc le poète arabe se rend compte de l'ampleur de la situation historique dans laquelle il se trouve plongé et de son rôle de porteur de feu - je veux dire de ce feu qui soude l'épars ou le ressoude. Le poète le sait d'instinct : il est créateur de cohérence. "Dans cette séparation de corps qui dure encore entre deux mondes de l'esprit, sa tâche est la conciliation", affirme Saint-John-Perse. Créateur d'unité, le poète est d'abord sollicité de créer, par le poème, son unité personnelle, et de fixer, par projections et figures, tirées du chaos originel, ses propres constellations dans le ciel de la Parole. Plus bouleversé sera le chaos originel, plus disparates seront les éléments - "intérieurs" et "extérieurs", "subjectifs" et "objectifs" - dont le poète a la garde secrète, plus rude sera sa tâche et plus malaisé l'apport de son ordre.

Mais Salah Stétié est avant tout un poète, probablement le plus grand poète libanais contemporain avec Adonis, l'un d'expression française, l'autre arabe. Nous reviendrons plus longuement sur ces deux hommes en leur consacrant un dossier spécial dans les prochaines parutions de Poésie Première.

Diplomate de carrière, Salah Stétié est un poète d'une rare sensibilité, tour à tour mystique et romantique, amoureux et fuyant le bonheur ... Ses poèmes nous entraînent dans un monde tourbillon où planent les splendeurs de l'Orient. En lisant Stétié l'on est et l'on n'est pas ou plus, comme poussé hors de notre contrainte physique pour ne plus faire que ressentir, éprouver, palper des joies, des images, des sensations, des émotions pures, véritables ... Ces vers sentent le sable et le vent, ce khamsin qui enveloppe Beyrouth et ses ruelles tapissées de jasmins ...
Né en 1929 à Beyrouth, Salah Stétié représenta le Liban à l'UNESCO et participa à nombres d'aventures littéraires (la Nouvelle Revue française, Mercure de France, Europe ...). Il a publié 42 ouvrages en langue française dont les plus célèbres sont Les porteurs de feu (Prix de l'amitié franco-arabe), L'eau froide gardée, Inversion de l'arbre et du silence (Prix Max-Jacob), L'autre côté brûlé du très pur, Le nibbio, Réfraction du désert et du désir et L'ouvraison ; et sans compter les nombreuses traductions, articles, préfaces, textes inédits en revues ...
L'univers poétique de Salah Stétié est marqué par la présence du corps. Le poète, paradoxalement, accorde beaucoup d'importance à la matière du corps, lui qui écrit l'essence de la vie, l'impalpable félicité de l'instant :

Il y a douleur sur les autres et veuves
Celles qui crient de profil sous le fer
Le long éclat de leur main sur le peu d'actes

Le feu s'attarde au buste délicat
D'une fillette agrandie d'un peut-être
Avec ici ses deux pieds et ses jambes

Si je donne à l'azur un froid d'épaules
Il y a sous l'acte du genou un feu
Pour l'amour d'un enfant très noir mieux que l'amour
Ses doux orteils repris par le sable sans ride

Celle qui crie dans la maison du jour
L'épouse au ventre de maïs loin du sang
S'en va d'un mur à l'autre avec ses mains
Posées sur l'éclat des murs pour un peu d'ombre

Nous voilà emporté dans la mouvance des contacts, entre le moi et l'autre, avant de chercher à deviner le spirituel ; d'abord le physique, cette empreinte de l'homme dans le monde, visuelle, corporelle et donc aussi matérielle ...

Sous quels murmures d'eau de quelle pierre
Aux doigts étroits et froids sous les murmures
L'homme s'arrête à la caverne appelée Coeur
Son propre coeur parmi les plantes ?

Il voit d'abord les cristaux dans les arbres
Se renverser en beaux chariots qui brûlent
Avant de tendre la main vers cette eau d'eau
Comme le corps qui s'est déshabillé

Va-t-il toucher cette robe qu'à la pierre
Le temps arrache en désordre et qu'il emporte
Sous de grands noeuds de songe sur le monde
Très loin de l'homme au front pierreux limpide ?

Dans cette quête de l'être bon, unique et aimé, Stétié traverse déserts et océans pour cueillir la perle rare, pour qu'enfin unis, les amants ne fassent plus qu'un. Eternelle métaphore de l'amour parfait qui fonde deux corps en un seul, deux sexes qui fusionnent pour créer un être hybride, image de la perfection amoureuse :

Dans la fraternité du long désir
Nous avons eu fièvre (ou feu) pour une perle
Etablie sous l'assemblée des océans

Nous l'avons traquée jusqu'à la perte
Du corps, repris par sa respiration
Et reperdu dans les noeuds perdus du nombre

Et ceux qui l'ont trouvée ont confondu
Leurs deux visages et les quatre membres et le sexe
Mâle, enfin unique - et circoncis.

Dès 1975 et le début de la guerre civile le pays s'enfonce dans un trou noir et la littérature souffre du silence de ses auteurs pétrifiés par l'horreur du quotidien. Il n'existe aucun mot pour dépeindre l'immonde, le silence est le seul témoignage digne que les libanais parviennent encore à rendre à leurs innombrables victimes. Un seul écrivain, émigré en France en 1976, publiera deux ouvrages pendant les 17 années de guerre, c'est Amin Maalouf. Mais ses deux livres parleront d'autre chose.
Timidement 1983 verra Jad Hatem reprendre la flambeau laissé par Nadia Tuéni, et en 1993 Amin Maalouf écrira enfin son premier livre sur le Liban, le Rocher de Tanios qui lui vaudra le prix Goncourt.

La littérature libanaise d'expression française, première-née des mouvements littéraires francophones du monde arabe, a su imposer un style au-delà des contingences politiques et des mouvances de l'histoire. Elle se veut la conscience d'un peuple qui refuse de se laisser enfermer dans le carcan expressif oriental mais veut obstinément s'ouvrir au monde.