François XAVIER



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LA NUIT D'ABOU'L-QUASSIM
(copyright Salah Stétié)

Le début de ce récit pourrait se situer à Cordoue, mais c'est plus vraisemblablement à Fès qu'il convient de le placer. L'époque même de la rédaction du manuscrit restera, à ce stade en tout cas de son évocation, insaisissable. Fès est une ville grise au cœur d'une ceinture verte ; l'été, elle a des rougeoiements splendides. Cordoue est rouge et blanche, plus blanche que rouge, et si parfois elle paraît verte, c'est quand, du fait de la ronde des saisons, l'été la gagne. Le calligraphe, ou bien s'agit-il d'un copiste (on ne connaît pas, de toute façon, d'autre exemplaire du manuscrit) pourrait être originaire de l'une ou l'autre ville à deux siècles de distance près, la façon de former les lettres, ainsi que leur vocalisation, ayant peu varié dans l'intervalle. Les signes diacritiques sont restés les mêmes et ils n'indiquent rien qui permettrait de départager les villes et les temps. Abou'l-Quassim n'avait pas le choix : le mystère de l'inscription de ces deux vers demeurait et demeurera longtemps intacte énigme.
Ces vers, Abou'l-Quassim les tournait et les retournait dans sa tête et son turban entortillé de beau savant ne lui était, quoi qu'il en eût, d'aucun secours. Ce turban d'un voile très fin était autour de sa tête le rappel constant de sa mort à venir puisque, le moment arrivé, c'est ce turban-là, déroulé, qui lui servira de suaire. Abou'l-Quassim pensait à sa mort des dizaines de fois par jour et, de par une forme de familiarité advenue, voire de camaraderie qui s'était instituée entre elle et lui, elle, sa mort, lui était désormais une subtile et fréquentable abstraction, du type de celles dont il avait l'usage quotidien à hanter, comme il le faisait, la pensée d'Ibn Rochd ou celle d'Ibn Sinâ et de leur père avoué, bien qu'inquiétant, le grec Aristo ou, pour mieux dire, Aristotalis. Quoi qu'il en soit, Abou'l-Quassim aime, de ses longs doigts d'intellectuel longiligne, caresser les longs poils de sa barbe, d'ailleurs clairsemé comme celle d'un Chinois. S'il a, presque par hasard, apprivoisé l'idée de la mort, il n'a pas pour autant déconstruit ce qui fait de la mort qu'elle est la mort, c'est-à-dire - au-delà de ce qu'elle est ou n'est pas - la grave opacité que l'on sait. Son autre nom ne serait-il pas Dieu, Allah, al-Lâh, le souffle, le respir ? Ibn Arabi, qu'il lit et qu'il relit, a bien montré, et comme d'intuition, la relation vivante entre le Respir divin et la perpétuation des Mondes. C'est le Respir d'Allah qui a produit, à l'origine, la matière, la matière et ses conséquences, et c'est le Respir d'Allah, à chaque instant interrompu et repris, qui permet à la matière et à ses conséquences de ne pas s'effacer définitivement dans le néant. Ainsi la mort n'est vraiment pas grand-chose : ce n'est que la fin de l'air, de l'air soufflé par Dieu. Al-Lâb, se dit Abou'l-Quassim en respirant profondément, et sa respiration en deux temps reconstitue, légère inspiration, longue expiration, le Nom merveilleusement absolu, ainsi démontré comme moteur blanc, invisiblement blanc et simple, de l'univers. Ayant pensé à la mort, ayant pensé à Dieu, ayant respiré de toute la capacité de ses poumons, Abou'l-Quassim qui ne sait plus s'il se promène dans une rue de Fès ou dans une rue de Cordoue - mais ne serait ce pas plutôt Fostât, le très vieux Caire abrité sous trois mystérieux triangles ? - caresse une nouvelle fois de ses doigts effilés les fils de sa barbe. Non, bien sûr, il ne peut être à Fostât puisque le manuscrit qu'il palpe de la main dans la poche de sa robe est de calligraphie andalou-maghrébine. Il se récite à nouveau les deux vers, en réalité un vers unique formant distique et, le récitant d'intime lecture, il ne peut empêcher ses lèvres d'en ébaucher évasivement le contour :

C'est ainsi le miroir mirant et c'est ainsi
D'aucun miroir que le miroir mirant


Ce vers, Abou'l-Quassim, qui a lu tous les livres, et qui a su apprivoiser les plus subtils serpents sémantiques, ne le comprend pas vraiment. L'arabe est une langue compacte et allusive et il est vrai que les poètes ne s'embarrassent pas toujours de délayer, de diluer le sens. Surtout ceux, parmi eux, qui pratiquent l'illumination, l'ichrâk. Sans doute espèrent-ils qu'à un certain niveau de l'approfondissement spirituel les imaginations se conjoignent et que c'est à ce niveau-là, celui de la nappe phréatique où nous rêvons tous baignés de la même eau, oui, se dit le philosophe, c'est à ce niveau seulement du lac intérieur qu'il convient de parler : "Comme l'eau, par la secrète cassure, communique avec l'eau ...", murmure-t-il, citant il ne sait quoi d'il ne sait qui. Dans le vers, il a repéré une erreur de syntaxe, mais sans doute est-elle voulue, cette construction fautive, qui mélange, comme pour mieux mettre en relief l'abscondité de la proposition émise, le négatif avec l'affirmatif. Après tout, il y a, d'une pareille alliance insolite de deux concepts opposables, le précédent illustre de la shahâda, la profession de foi où tous les dieux se retirant comme sur la pointe des pieds laissent la totalité cosmique à la plus intraitable unicité du Dieu unique : la ilâh ill'Allâh, "il n'y a de dieu que Dieu". Alors ?

Abou'l-Quassim, pour mieux comprendre ce vers à jamais illogique - "rossignol désaccordé pour l'honneur de la syntaxe", se dit-il - décide, dans un premier effort de concentration, de se tailler la barbe - jusqu'ici assez lâche - en pointe aiguë : ainsi approchera-t-il mieux l'exemplarité prophétique et sans doute sera-t-il mieux armé pour percer l'énigme préoccupante. Désormais non seulement préoccupante mais angoissante aussi. Un philosophe, un lecteur d'Ibn Sinâ et d'Ibn Rochd, ne peut pas tourner en rond éternellement autour de quelques mots aussi obscurs que resplendissants. Un philosophe de la trempe d'Abou'l-Quassim doit pouvoir regarder loin devant lui dans le vide pour le combler, ce vide, de toute l'intelligence des choses dont il est capable, de toute l'intelligence des idées dont il est comptable. Mais, pour ce faire, il doit, on doit le débarrasser de ce boulet massif, massif d'être le plus léger qui soit, boulet mental.

Et le voici dorénavant qui va d'un marchand de miroirs à un polisseur de miroirs. Il pose des questions et il enregistre les réponses dans sa mémoire pour les analyser ensuite à loisir. Au début, marchands et polisseurs étaient flattés d'être ainsi interrogés sur la nature de leur occupation par un maître illustre des medressas et un prédicateur louangé des mosquées, désireux de s'informer de tous les secrets de leur art. Mais à la dixième visite, à la centième question souvent répétitive, ils trouvent que trop c'est trop, que cet étrange homme d'Allah exagère, qu'il serait peut-être bon de s'en méfier, qu'il ne vient les importuner si souvent qu'afin de s'emparer subrepticement de leur science merveilleuse et naïve - pour, ensuite, aller la revendre à des concurrents possibles, et se bâtir ainsi sur leur talent lentement et longuement appris (ces dizaines, ces centaines, ces milliers d'heures passées à frotter doucement et à frotter encore !) une fortune qui ne devra rien à l'océan des livres ni aux abîmes de la méditation. Bientôt, les faces des miroitiers se referment, celles des polisseurs se font aussi ternes, pour se lever vers lui, que l'argent encore dépoli qui constitue l'une de leurs matières premières. "Passe ton chemin, bonhomme indiscret et bavard !" lui disent, parfois, ceux qui consentent à ouvrir la bouche. "Retourne à tes étudiants, lui conseille-t-on un peu partout - ils se désolent de ton absence, du temps perdu que tu leur voles et déjà certains d'entre eux te soupçonnent d'être un inconséquent, et ils se regroupent autour d'autres maîtres ravis de les accueillir, accréditant ainsi, chaque jour un peu plus, la rumeur (oh, ils t'en plaignent sincèrement !) de ton irrémédiable maladie, de ton irrécupérable naufrage". On ajoute, à voix basse : "Certains, les mieux intentionnés évoquent, pour ton bien, le marestan, la maison des fous du rêve, où sont recueillis les obsédés de Dieu et les autres, ceux qui marchent comme s'ils étaient immobiles, regardant avec une stupeur hallucinée la lampe étrange et si étrangement allumée de l'idée fixe ..."

Cette nuit-là, Abou'l-Quassim fit un rêve. Il vit son maître Abdallah, de Toûfa. Celui-ci, quoique mourant, avait plaisir à croquer une pomme. La pomme mangée, il en cracha les pépins loin sur la natte de la pauvre maison en terre battue et, se curant les dents avec l'ongle de l'auriculaire qu'il avait gardé long, il dit à Abou'l-Quassim, effrayé mais tout mystérieusement joyeux de se retrouver, vingt ans plus tard, face à celui à qui il devait ses premiers pas dans les difficiles chemins de la pensée : "Casse ton miroir, Abou'l-Quassim et si, par hasard, il se trouve que tu es riche et si, par hasard, ton miroir est d'argent, écrase-le en sautillant dessus de tes pieds joints. Car le miroir, si tu souffles dessus, ne retient jamais que la vapeur et toi, ce que tu veux, tu l'as compris par ce vers que tu as écrit toi-même il y a longtemps, c'est la substance des choses, c'est leur pomme juteuse et drue, c'est la respiration du monde et non sa vaine buée sur la surface polie. Va-t'en te reposer, mon fils, car je te vois vraiment très fatigué ..."

Cette fin de nuit-là, Abou'l-Quassim dormit comme jamais auparavant. Les yeux grands ouverts, leur iris, quoique endormi lui aussi, bougeant sans cesse. Et au matin, quand il se réveilla et se regarda une dernière fois dans son miroir avant de le briser en cent morceaux, il constata, non sans une certaine surprise philosophique, que, de noirs qu'ils étaient, ses yeux maintenant étaient bleus.