Provocant, Peter Sloterdijk a dit en juillet 1999 déjà ! -, lors dune conférence quil a prononcée au château dElmau, en Bavière, lors dun colloque consacré à Heidegger : " Lère de lhumanisme comme modèle décole et de formation est terminée. (
) La domestication de lhomme est le grand impensé devant lequel lhumanisme sest voilé la face depuis lAntiquité jusquà présent. " Constat déchec qui provoqua un scandale.
Tout juste remis, nous nous retrouvâmes au château de Versailles les 15, 16 et 17 juin derniers pour les premières Rencontres de Versailles, un colloque international ayant pour thème : la mondialisation crée-t-elle les valeurs dune nouvelle civilisation ? Faste programme. Et pourquoi pas en profiter pour refondre lidée dun humanisme vieillissant ? Le défi était à la taille du décor, les invités enthousiastes, pari tenu. Nous serions présents.
Hubert Astier, le président de lEtablissement Public de Versailles, notre hôte, avait fait les choses en grand. Trois jours de discours, de débats, dentretiens et déchanges dans la grande et belle salle du Congrès, comme pour nous rappeler que nous nétions pas conviés à une simple cérémonie culturelle mais que nous étions priés de prouver nos compétences et de proposer de nouvelles orientations. A linstar des nouvelles technologies, la pensée se devait, elle aussi, de se remettre en question, dinventer de nouveaux idéaux et douvrir la voie au millénaire annoncé.
Entourés déminents invités (professeurs émérites, romanciers et poètes, politiques, universitaires, chercheurs, chefs dentreprises, ministres
) nous nous mîmes à la tâche avec entrain et gourmandise.
En guise de prémisse à lincontournable débat Nord/Sud et à la querelle des syntaxes, nos amis oubliés du Québec mirent laccent sur la mutation de cette mondialisation trop souvent énoncée mais jamais bien perçue par le citoyen. Elle est en effet aussi ancienne que la civilisation elle-même et notre vingtième siècle finissant naura été que le témoin de son prodigieux essor. Or, si les échanges économiques en paraissent aujourdhui la trame de fond, ce sont encore et toujours les personnes et les cultures qui en assument tout le poids. Pour quil y ait donc un épanouissement juste et sain de cette réalité il convient de lorienter. Et pour cela dinsister sur lindispensable nécessité dassurer pleinement la diversité culturelle du monde daujourdhui et surtout de celui de demain. La richesse matérielle, aussi éclatante soit-elle, nest rien sans la richesse des âmes. Oui à la machine mais lhomme dabord, sacrebleu !
Et madame Beaudoin, ministre des relations internationales, responsable de la Francophonie, dinsister sur limportance du choix des langues sur le réseau. Internet impose à presque tous les usagers langlais comme langue usuelle avec toute la perversité quune telle pratique risque dengendrer et qui se matérialise déjà dans certains environnements économiques où la langue nationale est oubliée au profit de langlais. La fameuse identité que tout le monde a peur de perdre dans la nouvelle Europe, et qui ici, à coup sûr se retrouvera dilapidée dans la langue oubliée, nest, paradoxalement, point évoquée ; un peu comme si le roi Marché était au-dessus de toute analyse, de toute équivoque. Quid alors de nos destins ? Personne nose y répondre car les rumeurs ne font pas bon ménage avec les affaires. Il est donc grand temps de tirer la sonnette dalarme et de rappeler à nos concitoyens quune nation vit autour de sa langue, et quà trop jouer avec elle, à loublier, à la maltraiter, on finit par la tuer ; et par là même à perdre son âme.
Dixit madame le ministre, le français et lespagnol arrivent loin derrière la langue de Sheakspeare , très loin, avec seulement dix pour cent de lespace total. Un appel a été lancé à la France pour agir en faveur de la défense de la langue française sur le Net : cest une fois encore le Québec qui semploie le mieux à protéger et à imposer notre langue et qui investit le plus dargent dans la production de sites en français et dans la traduction des sites anglophones. Il est primordial dimposer le multilinguisme sur le Net si lon veut un temps soit peu protéger la diversité culturelle. Une évidence que les pouvoirs publics français nont toujours pas compris. Il ny a quà voir la manière dont nous diffusons nos produits culturels audiovisuels en Asie : toujours en anglais (sous-titrage ou doublage en anglais pour les films, commentaires en anglais pour les événements sportifs, documents en anglais pour les échanges). De français il ne reste que le décor
autrement dit rien, puisque lessence même de la langue est détruite dans le moule de la traduction, et avec elle lesprit, la culture, lidentité.
Où va le monde de lInternet ? était le premier thème du colloque. Et bien au-delà des secousses du marché qui, une nouvelle fois, stigmatisent linertie et la torpeur européenne face à lentrain américain les américains ont salué le-crack du mois de mars en arguant quenfin le marché avait donné des signes de vie et donc quil existait bel et bien alors que les européens ont été tétanisés et ont bloqué la plupart des projets dintroduction en Bourse et donc paralysé en partie le secteur, accentuant encore le retard qui nous sépare des USA -, au-delà donc de ces péripéties économiques il y a un problème bien plus inquiétant à résoudre : cest celui de limpact de ces nouvelles technologies sur les structures culturelles et sociales.
Venu tout droit dAnkara où il dirige lInstitut des systèmes mondiaux déconomies et de recherche stratégique, le professeur Orhan Güvenen, dans un parfait français que certains hommes publics lui envie, nous a narré par le menu les récifs sur lesquels la mondialisation allait se frotter et les étendues désertiques quelle allait créer par le simple fait de les oublier. La mondialisation na de sens que par sa propre application au sens premier de sa signification, cest-à-dire en englobant lensemble de la planète dans un jeu économique visant à améliorer la vie de tous. Mais il savère que les interactions de cette mondialisation et les technologies risque de créer une nouvelle stratification des classes sociales sur le plan mondial entre les chanceux qui détiendront et utiliseront efficacement et à temps les technologies et ceux qui ne pourront pas. Il paraît évident que certains continents comme lAfrique et une partie de lAsie ne pourront suivre cette marche forcée vers lavant. Ainsi, il est du devoir des pays riches de maximiser limpact positif et de minimiser limpact négatif de la mondialisation sur les êtres humains, sur les structures culturelles, sociales, économiques et sur la nature. Pour cela il faut inventer une structure de diversité des richesses humaines pour créer une communauté en espace et en temps. Il est de plus en plus indispensable de donner à léthique une place prépondérante dans les arcanes du pouvoir pour que tout le monde puisse bénéficier des avancées technologiques, sans distinctions géographiques, de races ou de religions.
Il conviendra également de protéger lhomme car il est par essence différent et fragile, et tous ne pourront pas survivre dans le contexte de limpact des technologies et de la mondialisation. Le temps, la vitesse, les structures mentales et sentimentales de lêtre humain, sa capacité dadaptation et ses pouvoirs de sorienter vers une civilisation de conscience globale dans une structure de la pensée mathématique, scientifique, artistique et culturelle ne se fera pas sans causer de profonds désaccords et laisser se creuser le fossé de la différence qui risque de devenir la fosse de lindifférence.
Michel Rio, certainement lesprit le brillant de nos écrivains français contemporains, résume assez bien létat desprit actuel dans "La statue de la liberté". Extrait dune réplique du fameux inspecteur Francis Malone :
"Le but nest pas labondance, mais la suffisance et la justice. Labondance, dans loptique ultralibérale, veut dire le caractère exponentiel des biens et du profit. Cela doit impliquer normalement le caractère exponentiel des ressources de la terre. Ce qui est faux. Lultralibéralisme veut dire : après moi, le déluge. Il se fout des générations futures. Il est massivement infanticide."
Cest pour tenter déviter cette dérive que des règles ont été établies. Mais aujourdhui elles sont caduques à cause de cette fameuse mondialisation qui permet de déporter ailleurs les problèmes que lon ne peut résoudre chez soi, au détriment bien évidemment du pays de départ et du pays daccueil.
Il convient de comprendre que depuis toujours les hommes ont été régit par une combinaison de règles de classes et de castes, de règles de mariage et déducation il sagit bien dune sélection. Pour que notre nouvelle société mondiale ne se transforme pas en conglomérats mondialistes ou élitistes, selon lorigine de la naissance, nous nous devons dinventer lhumanisme du vingt et unième siècle qui se fera en adéquation avec lévolution scientifique en donnant la priorité à lhomme dans son entier. Ainsi nous uvrerons à une idéologie juste et équitable qui pourra nous survivre. La solution est une gouvernance mondiale adaptée aux défis du vingt et unième siècle.
LAlliance pour un monde responsable et solidaire est une dynamique citoyenne de réflexion et daction conduite par des scientifiques, des diplomates, des universitaires. Travaillant sur une Charte de la Terre, elle affiche son accord pour constater les graves défaillances qui affectent aujourdhui les relations internationales. Alors que se manifeste lunité planétaire, saccroît aussi la conscience de la vulnérabilité de lhumanité. Il convient donc de sinscrire dans une perspective du refus de linhumain et de la recherche dun chemin offert à la volonté. Sa sachant Européens et qui plus est Français, les membres de lAlliance reconnaissent que leur point de vue est partiel, mais entre la prétention excessive à luniversel et lincommunicabilité complète, ils courent le risque dopter pour une démarche de dialogue et denrichissement mutuel. Comme le mouvement se démontre en marchant, la possibilité dune "gouvernance" mondiale se vérifie dans la méthode de léchange et de laccumulation dexpériences.
La Charte de la Terre est donc destinée à promouvoir lharmonie des relations entre les êtres humains, entre les sociétés, entre lhumanité et la planète et senracine dans nos traditions et nos sagesses. Elle repose sur cinq principes fondamentaux :
- pour sauvegarder lhumanité dans sa richesse et la planète dans son intégrité, il faut à tous niveaux concilier lunité et la diversité ;
- la reconnaissance de lautre est le fondement de toute relation et de toute paix ;
- lacceptation des contraintes liées à la préservation du bien commun est nécessaire à lexercice de la liberté ;
- le développement matériel est au service du développement humain ;
- le changement nest pas un but en soi mais un moyen au service du développement humain et de la sauvegarde de la planète.
Lhumanisme de demain prendra ses racines dans ce terreau fertile. A nous de travailler pour son épanouissement. A nous daider nos concitoyens à se débarrasser de la vision unidimensionnelle de la vie et à ne plus se laisser prendre dans des emplois du temps déments imposés par les cadences de la logique productiviste. Incitons lhumanité à pratiquer lévasion par lesprit et par le corps, une sorte décologie mentale qui rend à lhomme se place centrale dans le noyau social.
Demain est une myriade de projets pour lhomme, à nous de savoir les mener à bien.