Du 18 au 22 juin 2001, Daniel Mermet consacrait son émission quotidienne sur France-Inter, "Là-bas si j'y suis", au conflit israélo-palestinien. Au début du programme, une boîte vocale diffusait des réactions d'auditeurs.
"Qu'est-ce que c'est que ce pouvoir mortifère qui se complaît dans les assassinats d'enfants et les mutilations, qui justifie l'inacceptable jour après jour avec une outrecuidance criminelle et qui a l'infâme arrogance de nous traiter de racistes quand on ose timidement protester contre cette conduite indigne ? Qu'est-ce que c'est que ces hypocrites qui manient avec tant de virtuosité le bouclier de l'antisémitisme quand on veut juste leur rappeler que depuis cinquante ans, ils reproduisent à dose homéopathique l'horrible injustice dont ils ont souffert ? Je suis farouchement antisioniste. Je ne suis en rien antisémite."
Ces propos, et sept autres réactions, sont-ils constitutifs des délits de diffamation raciale et de provocation à la haine raciale ?
L'association Avocats sans frontières, présidée par Me Gilles William Goldnadel, l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) et la Licra, qui ont assigné, vendredi 31 mai, Daniel Mermet et Jean-Marie Cavada, président de Radio France, devant la 17e chambre du tribunal de Paris, en sont convaincues. Avec à l'appui, des témoins de poids : les philosophes Alain Finkielkraut et Pierre-André Taguieff - qui n'a pu se déplacer -, le journaliste Alexandre Adler et Roger Cukierman, président du Conseil représentatif des institutions juifs de France (CRIF).
Pour Me Goldnadel, il ne fait aucun doute que Daniel Mermet est un "militant" de la cause palestinienne. "Le journaliste est un imparfait de l'objectif, c'est un homme désintéressé et honnête", répond le prévenu. "Qu'avez-vous cherché à montrer à travers vos émissions ?", lui demande la présidente, Mme Catherine Bezio. "De la souffrance, de la haine, l'insécurité, le désarroi, et aussi des amorces de résistance. Ce sont des carnets de route."
"LE VIBRATO DE SES ÉMISSIONS"
Le magnétophone est branché, le tribunal écoute les pièces à conviction. Les sons de la vie à Gaza font irruption dans la torpeur du prétoire : des gamins qui rient en expliquant la fabrication des cocktails Molotov, des avions F 16 qui traversent le ciel.
"Daniel Mermet est un journaliste engagé, juge Alain Finkielkraut.C'est sa marque d'originalité, le vibrato de ses émissions. J'avoue que j'y suis sensible."Mais le philosophe s'alarme dès que "l'engagement vampirise le journalisme" : "Tout au long de son émission, Daniel Mermet ramène ce qu'il décrit à du déjà vu : l'apartheid, la colonisation, le martyre juif. C'est une logique de renversement : les Israéliens sont considérés comme juifs, et donc comme des victimes passées de l'autre côté, des victimes devenues nazis."
L'audience tourne au débat philosophique sur les rapports entre antisionisme et antisémitisme. "95 % des juifs de France sont sionistes, avance Alain Finkielkraut, dans le sens où ils ont une solidarité de destin avec Israël. Mettre au banc de l'humanité cet Etat, en tant que fasciste ou nazi, c'est exclure, sous le masque de l'antiracisme, tous ceux qui, en tant que juifs, le soutiennent."
Cité par la défense, Rony Brauman ne partage pas cette analyse. Pour l'ancien président de Médecins sans frontières, le sionisme est une option politique, critiquable en tant que telle. "Toute l'ambiguïté du sionisme, c'est qu'il renferme dès l'origine à la fois un mouvement de libération nationale et un mouvement colonial.
En ce sens, il comporte une part de racisme." Alexandre Adler souligne, lui, que la boîte vocale incriminée est un peu comme le courrier des lecteurs d'un journal, "avec l'effet violent qu'apporte en plus la radio".
Pour le directeur éditorial de Courrier international, "ce n'est pas la liberté d'expression qui doit prévaloir dans le choix des interventions".
Sur 29 auditeurs diffusés à l'antenne, 18 sont pro-palestiniens et 11 pro-israéliens. Daniel Mermet reconnaît avoir reçu davantage de messages pro-israéliens, "des interventions envoyées en réseau, avec sensiblement les mêmes mots".
Des choix éditoriaux qui portent la
marque d'un "antisémitisme new look" de gauche, tranche Me Goldnadel, parce qu'il n'y a "qu'un cheveu entre la détestation de l'Etat juif et l'antisémitisme".
Pour le procureur Christian Ligneul, les émissions de Daniel Mermet sont à replacer dans "un débat politique, un contexte de guerre".
"On ne peut pas reprocher au journaliste de reproduire un amalgame entre le peuple juif et l'Etat d'Israël, poursuit-il. C'est peut-être moralement répréhensible, mais pas pénalement." Il laisse donc au tribunal le soin d'apprécier si le prévenu "a franchi une foisseulement la limite".
Me Jean-Yves Halimi, conseil de Daniel Mermet, dénonce "les amalgames, les contresens, les citations tronquées, les glissements sémantiques abusifs et les syllogismes erronés" commis selon lui par les parties civiles. Ce procès constitue, affirme-t-il, "le point d'orgue des pressions exercées sur les médias à l'occasion du conflit israélo-palestinien". Jugement le 10 juillet.
Xavier Ternisien
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE DU 2.06.02