François XAVIER


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ADONIS : L'INSOUTENABLE FORCE DES MOTS.

DAR AN-NAHAR RÉÉDITE DEUX DE SES OEUVRES




Son verbe et la poésie ont si bien fusionné qu'ils portent aujourd'hui son nom dans le monde arabe tel un étendard qui flotte au vent. Auteur d'une oeuvre monumentale, généreusement traduite en plusieurs langues, Adonis est aujourd'hui un maître à penser, une sorte de mage «hugolien» oriental dont le royaume s'étend des rives de la Méditerranée jusqu'au coeur du désert des pays grillés par le soleil.
Dar An Nahar vient de rééditer deux de ses ouvrages - superbement réalisés - qui ont fait fureur en leur temps et qui ont aussi fait couler beaucoup d'encre.
Mais phénomène paradoxal, trente ans après leur première parution, ils demeurent d'une brûlante actualité. Surtout ce
Fâtiha li nihayat karn (Manifeste pour une fin du siècle - 297 pages) où Adonis, dès 1967, se montrait comme la «conscience du monde arabe» et où il fustigeait défaillance, faiblesse, mollesse, échec, manque de solidarité et surtout absence de planification pour un avenir meilleur.
Dans ces textes en prose d'une virulence inouïe, chargés de colère et de tendresse pour tout ce qui est arabe, Adonis parle d'«arabitude» comme un autre s'était entretenu de «négritude».
Folie et sagesse d'un jugement, d'une réflexion, se mélangent d'après les termes mêmes de l'auteur, mais ces notions ne sont-elles pas les deux faces de Janus ?
Politique, société et culture du monde arabe ont ici une ampleur et une clarté inégalées dans l'oeuvre, certes poétique d'Adonis, mais qui ne perd jamais de vue la vision d'un homme enraciné dans sa terre et surtout dans l'arrière-pays. Sa plume, dans ces pages fiévreuses où revendications et interrogations sont des constantes, touche avec audace et bonheur les sujets les plus importants, les plus divers de la préoccupation d'un individu en société.
Méditation intense, tendue, aux confins philosophiques concernant l'intellectuel arabe dans son environnement socio-politique tel se présente ce livre où Adonis, à travers une écriture serrée mais aux phrases musicales et imagées, tente de «repenser» l'être. Radioscopie sans pitié ni complaisance d'une société que le poète voudrait non idéale mais simplement pragmatique et apte à emboîter le pas au troisième millénaire. Ecoutons plutôt le poète, écho de son siècle, se confier : «Trente années se sont écoulées depuis ces écrits et rien n'a changé. Pis. Tout s'aggrave. L'espace de la liberté régresse et la répression s'amplifie. Diminuent aussi nos chances dans la démocratie et une société civile plurielle et diversifiée.
Et s'accentuent violence et tyrannie. Aujourd'hui nous sommes moins croyants, moins cléments. Plus confessionnels et plus fanatiques. Moins seuls et plus démembrés. Moins ouverts aux autres et tolérants, plus cruels et renfermés. Ainsi, aujourd'hui nous sommes plus pauvres. Et ce que nous appelons patrie est en train de se transformer en une caserne militaire ou un camps tribal.
On s'est évertué en ce siècle à nous entretenir de l'«unité arabe» et à prêcher le «nationalisme arabe». Nombreux sont ceux qui sont morts pur ces principes et ces valeurs. D'autres ont été torturés, emprisonnés, exilés. Et au nom de cela des régimes triomphaient ou chutaient».

Questions :
«Est-ce là un manifeste pour une fin de siècle ou pour le début d'un nouveau siècle ?
Comment passerons-nous au siècle qui suit si nous ne sommes ni partenaires ni à la hauteur de ses horizons ?
Nous n'avons pas su construire une université exemplaire, un centre de recherche exemplaire ou même un une maladie ou un enfer».
Mots terribles, insoutenables, et constats affligeants qui, en 1967, étaient tristement prémonitoires, et n'en sont aujourd'hui, dans leur déconcertante réalité, que plus troublants et inquiétants.
Livre réquisitoire ou pamphlet qui ne laisse guère de place au doute, à l'ombre, aux atermoiements, aux demi-mots, aux engagements erronés. Cri du coeur et amertume de voir tant de «richesses» dans le monde arabe gaspillées et d'énergie faussement canalisée.
Il y a certainement de la graine de révolté, de dur, de jusqu'au-boutiste chez Adonis mais aussi un esprit de bâtisseur, un souffle d'humanisme arabe moderne, une force d'architecte supérieur où l'avenir prime toute considération et où sous la cavalcade jubilatoire des mots éminemment poétiques, la politique n'est jamais absente.
A s'entretenir de la puissance du verbe et de la magie des mots, apanages incontestés de celui qui chamboula la prosodie conventionnelle du Parnasse en Orient, on évoque volontiers le deuxième ouvrage consacré par Dar An Nahar à ce remarquable essayiste doublé d'un fin traducteur (Georges Schéhadé, St. John Perse, Yves Bonnefoy).
Fahrass li aamal ekl rih - 250 pages (Index pour les travaux du vent) est un somptueux ouvrage édité en lettres calligraphiques comme un album privé qu'on garde pour soi, loin des regards.
Est-ce l'écriture (très belle d'ailleurs) du poète ? Délice des graphologues de lire non seulement cette poésie, murmure et mugissement de la brise portant parfum de rose, de jasmin, légère comme une poudre de diamant, mais aussi de déchiffrer le caractère secret de ce magicien du verbe qui remue le vent pour nous en offrir ses insoupçonnables sortilèges. Des mots irisés et tendres, âpres ou violents, une musicalité proche de la modulation d'un «nay», une cadence libre, des images radieuses, ensoleillées, étonnamment nouvelles voilà le lyrisme raffiné et insaisissable tantôt fuyant comme un zéphyr tantôt coléreux comme une tempête de sable, de ce poète au «dire» soyeux, incroyablement moderne.

Edgar DAVIDIAN

Extraits traduits de l'arabe du dernier ouvrage d'Adonis (Index des travaux du vent) où on retrouve aphorismes, pensées et réflexions enserrés dans un écrin de vers libres :





J'ai écrit mon identité
A la face du vent
Et j'ai oublié d'écrire mon nom.

Le temps ne s'arrête pas sur l'écriture
Mais il signe avec les doigts de l'eau

Des voix
Fenêtres sur les murs des mots.

Dans mon enfance
Les mots échappaient à mes lèvres entrouvertes
Comme une femme enceinte.

Les arbres de mon village sont poètes
Ils trempent leur pied
Dans les encriers du ciel.

Se fatigue le vent
Et le ciel déroule une natte pour s'y étendre.

Comment expliquer à l'arbre le goût de ses fruits ?
Comment expliquer aux cordes le travail de l'arc ?

La mémoire est ton ultime demeure
Mais tu ne peux l'y habiter
Qu'avec un corps devenu lui même mémoire.

Dans le désert de la langue
L'écriture est une ombre
Où l'on s'y abrite.

Le plus beau tombeau pour un poète
C'est le vide de ses mots.

La langue de la rose c'est son parfum

La plus profonde des rencontres
N'a lieu que dans la pénombre
Est-ce que la lumière est séparation
Ou signe de séparation ?

La pénombre n'est guère l'antithèse du soleil
Elle est plutôt son «autre» lumière.

Peut être que la lumière
T'induira en erreur
Si cela arrive
Ne craint rien, la faute est au soleil




Publié dans L'Orient - Le Jour du 12 mars 1998