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Parti pour être un simple coup de coeur,
cet article consacré au film de Gaspar Noé
s'est transformé en plaidoyer contre l'immobilisme
et l'hypocrisie, à travers ma vision personnelle
de ce que doit être le cinéma.

Par Christophe Spielberger



Un film d'utilité publique

Après la projection, prendre l'air. Faire quelques pas, remonter l'escalier et retrouver la surface des choses, vite leur platitude familière, plus vite le jardin public ! La foule indolente ! Revoir le dehors, ce miroir rassurant... Sait-on jamais pourquoi on aime une oeuvre d'art ? Pourquoi je frissonne lorsque j'écoute Bashung, pourquoi je me sens plus vivant en lisant Michaux ? Pourquoi La lune dans le caniveau reste mon film fétiche depuis plus de dix ans, et pourquoi Irréversible a bien failli le détrôner cet après-midi ? Face à cet improbable coup de foudre, je m'étais d'abord interdit toute analyse. C'était une sensation trop personnelle, a priori indicible et pourtant, devant le flot de conneries qui ont été écrites sur ce film, j'ai décidé de me faire violence afin de dénoncer l'inertie de ce foutu pays, qui s'étonne de voir chahutée son « exception culturelle » alors qu'une nouvelle génération d'artistes sommeille dans son giron, capable d'offrir un regard fort et frais, loin des déclinaisons stériles de la majorité.

Pour commencer, réglons leur compte aux sempiternelles questions de principe : ce film est-il vraisemblable ? Faut-il le regarder et qui ne devrait pas le regarder ? Quelles sont ses implications dans la vie quotidienne, les retombées sur la délinquance juvénile dont on sait le péril qu'elle représ... Assez ! Stop ! Irréversible est une fiction, une oeuvre d'art et non un programme de politique générale. Si l'artiste est responsable de ce qu'il montre, son premier objectif est d'émouvoir, de distraire le spectateur au sens fort, en lui ouvrant d'autres horizons et à moins d'être un flagorneur, le créateur n'a pas à satisfaire au (bon) goût des autres. Il ne saurait être assujetti à la « couleur sociale » du moment et dans Irréversible, il importe peu de savoir si machin a ou non vengé sa femme, c'est à chacun de se débrouiller avec sa conscience, la seule question étant de savoir si celle-ci est suffisamment ouverte pour accueillir un regard exceptionnel. Il ne s'agit pas de nier ici toute valeur morale, mais de rétablir le rôle de l'artiste dans sa relation avec le public. Encore une fois, ce n'est pas au créateur de proposer une vision respectable ou conforme, n'en déplaise aux télérameurs et autres tièdes, qui font l'autruche dès qu'une oeuvre déborde leur grille de lecture. Il faut saluer ceux qui reconnaissent dès maintenant le talent de Gaspar Noé, et laisser les autres à leurs cercles viciés, en regrettant que ce soit trop souvent eux qui donnent le « ton culturel » dans notre pays, et qui ne reconnaissent les plus grands qu'au moment où ils ne peuvent plus faire autrement...

L'histoire d'Irréversible est tellement banale qu'elle tient en quatre mots : un couple, un ami, un viol, une vengeance. La violence quotidienne, vieille comme le monde, un scénario qui présenté ainsi n'intéresse plus personne, à partir duquel Noé a monté un film qui tient du génie. Où est on ? À Paris. Quand ? Maintenant. Quelle est l'unité de temps ? Moins de vingt-quatre heures. Un rythme qui promet donc d'être tendu et pour le servir, une première ficelle éblouissante : le film tout entier nous est présenté à l'envers. En gros, et c'est d'une rare élégance : le pire est au début. Le règlement de comptes est au hors-d'oeuvre, il est terrifiant bien que servi avec des pincettes et même, un zeste de pédagogie (« Voyez où je vous emmène, attention ça va être chaud. ») Un peu plus tard (donc plus tôt dans la journée relatée), se déroule un viol somme toute très classique (on a envie de dire trop classique), entre ces deux séquences nous avons commencé à saisir qui est qui mais à part ça, exit les schémas habituels du « qui va gagner, que va-t-il se passer ? » Car le pire est déjà derrière et le spectateur, la tête lourde d'une violence extrême dont il connaît désormais la motivation, se voit condamné à une troublante remontée dans le temps, durant laquelle il croit qu'il va pouvoir décompresser, se remettre de l'outrance dans ce glissement vers des séquences en soi plus anodines, mais dont la teneur nostalgique installe bientôt une autre tension, intériorisée celle-là, dans le dévoilement d'une vie que l'on sait désormais gâchée, irrémédiablement. Voilà un jeu mental très rare, dont le final reste un apaisement et c'est une folie que de quitter la salle au moment du viol (c'est-à-dire vers le milieu du film), comme je l'ai constaté cet après-midi. Ces spectateurs n'ont aucune chance d'y comprendre quoi que ce soit, à noter toutefois qu'ils sont pour la plupart « tout de même » restés jusqu'à la fin de la scène...

Irréversible relève avec brio un second défi cinématographique, finalement nécessaire à la compréhension du scénario à rebours : chaque épisode de la journée a été filmé en un seul plan-séquence, et donc en temps réel. Chaque rupture dans l'image correspond à un nouveau retour en arrière, avec là encore, techniquement parlant, une volonté de contre-pied servant parfaitement le sujet.
Ainsi, la séquence « underground » du règlement de comptes est une succession d'images endiablées, quasi subliminales, avec juste ce qu'il faut de persistance pour que se grave à coup sûr une des scènes d'anthologie du film. Au contraire, dans la séquence du viol, la caméra reste fixe et le crime nous est présenté avec une pudeur déconcertante, d'ailleurs question cul, les voyeurs seront très déçus (mais peut-être sont-ce ceux-là qui quittent la salle juste après cette scène ?) Le mouvement d'ensemble est donc à géométrie variable, organique ou distancié et servi par une bande-son sourde puis lancinante, martelante et soudain symphonique, distillant à l'occasion juste ce qu'il faut de Beethoven. La dizaine de plans-séquences, de durée sensiblement égale, donne paradoxalement une perception du temps très élastique, et l'on est rivé à son fauteuil « de la fin au début... » Dans Seul contre tous, son précédent film, Noé faisait un peu trop de manières, mais avec Irréversible, un esthète est né. Un orfèvre de l'image et du son, un maître du montage et l'on sent à chaque instant le souffle du créateur, la confiance qu'il accorde à ses comédiens dans le cisèlement d'un projet sans faille.

Avant Noé, pour trouver tout ça, il fallait un Kubrick (dont je continue de penser qu'il a raté sa révérence avec le fadasse Eyes wide shut.) Plus proches de nous, la mouvance « Dogma » dont Festen a vulgarisé les principes, mais il me semble que le phénomène va bientôt trouver sa limite et puis Festen reste un film très moral, un règlement de comptes à-la-papa, en passe de devenir un « must bourgeois » à regarder en famille au salon, comme on écoute du Mozart dans La cérémonie de Chabrol ! Pour en revenir au traitement de la violence ordinaire, il me semble qu'avec Gaspar Noé, Michael Haneke est le seul libre-penseur cinématographique.
Qu'il s'agisse de Benny's video ou de Funny Games (que Cannes avait eu l'indécence de ne pas récompenser, lui préférant trois ans plus tard le consensuel Code inconnu), Haneke montre également la barrière fragile entre l'amour et l'agression, en mettant lui aussi le spectateur au diapason de ses propres angoisses. Mais là où il mêle à une esthétique très dépouillée des scénarios plutôt insidieux, à mon sens Gaspar Noé n'est « même pas » un pervers, il se contente de pointer sa caméra là où ça fait mal. Revenons un instant à Cannes, une semaine après la remise du dernier palmarès, je ne comprends toujours pas comment un jury présidé par David Lynch a pu passer à côté de Gaspar Noé. Il ne s'agit pas de leur trouver des affinités, mais que l'auteur d'Eraser head et de Lost highway, qui compte tout de même parmi les réalisateurs les plus audacieux de notre temps, ait pu totalement ignorer un tel talent, au bénéfice d'un élan snobinard vers des films intello à l'esthétique éthérée, vient confirmer que même les plus éclairés sont capables d'avoir les « yeux grands fermés. » Auraient-ils peur d'avoir un peu d'ombre ? En tout cas, il est injuste qu'Irréversible n'ait fait parler de lui que comme le film dérangeant de la croisette, ce « mal nécessaire » à en croire certains commentateurs, pitoyable que Noé en ait été réduit à baser toute sa promotion sur l'éternelle rengaine du scandale : Bellucci violée pendant dix minutes, hou la la ! Gageons qu'à la terrasse de l'hôtel Martinez, ça devait glousser derrière les éventails... Soyons clair : après avoir vu Irréversible, personne n'a envie de faire du mal à son prochain, et encore moins de le violer... Bien au contraire, le spectateur médusé est envahi par un sentiment de communion avec l'humanité tout entière. Gaspar Noé est allé pour nous au-delà de l'enfer, lui et ses comédiens se sont jetés corps et âme dans une spirale dont on ne sort certainement pas tout à fait indemne, alors en retour, la moindre des choses serait de reconnaître la profondeur de l'oeuvre accomplie.

Irréversible est un film pacificateur, une histoire simple crachée d'un seul souffle et qui nous dit, en lettre capitales au début et à la fin : « Le temps détruit tout. »
Entre les deux, une vie avortée, racontée à l'envers et en temps réel. Nul besoin d'avoir fait philo pour comprendre le sale festin du temps, son appétit vorace, alors : bon, l'homme ? Méchant, l'homme ? Non. Mortel, l'homme. Animal social animé de règles et de pulsions dont l'équilibre parfois se dérègle, et pour filer cette métaphore : quelle est la vraie finalité de l'homme ? Se reproduire, ladies and gentlemen, à moins de ne pas en avoir eu le temps... Le temps, toujours. On ne peut pas prétendre que la tragédie est le plus beau genre dramatique et ne pas aller voir ce film, on ne peut plus prétendre comprendre quelque chose au cinéma contemporain si l'on n'a pas vu ce film. Un film pour tous ceux qui déplorent l'inertie culturelle, un film pour les affranchis de la médiocrité, et s'il fallait lui trouver encore un mérite, ce serait celui de nous rappeler la précarité de l'existence. A ce seul titre, et contre les extrémismes de tout poil, Irréversible devrait être reconnu d'utilité publique. Oui, il faut recevoir cet énorme extincteur dans la tronche, sans fermer les yeux et après, prendre l'air. Faire quelques pas, remonter l'escalier... Et se sentir vivant.