François XAVIER


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A Ramallah, visite à un poète reclus, par Juan Goytisolo
Jeudi 21 mars 2002
(LE MONDE)

Accepter, même provisoirement, l'inacceptable serait un désastre moral tant pour les oppresseurs que pour les opprimés

Dimanche 24 mars, une délégation du Parlement international des écrivains, composée de Wole Soyinka, José Saramago, Vincenzo Consolo, Breyten Breytenbach, Russell Banks, Bei Dao et l'auteur de ces lignes, se rendra à Ramallah en compagnie de Christian Salmon, secrétaire général, pour visiter un poète pris au piège, comme ses trois millions de compatriotes, dans l'une de ces souricières disséminées, sans contact entre elles, auxquelles se réduit actuellement ce qu'on appelle l'Autorité nationale palestinienne.

L'écrivain reclus à Ramallah par les troupes de Sharon est l'un des meilleurs poètes arabes de ce siècle. Son histoire personnelle se confond avec celle de son peuple. Son village natal de Galilée fut rayé de la carte en 1948. A l'âge de 16 ans, il se réfugie avec sa famille au Liban. De retour dans sa patrie occupée, il effectue des études primaires et secondaires et s'initie très tôt à la littérature et au journalisme. Condamné à plusieurs reprises à des peines de prison par les Israéliens, à cause de ses écrits, il part à nouveau en exil en 1970. Il réside successivement à Moscou, au Caire, à Beyrouth, à Tunis et à Paris. Fondateur de l'excellente revue littéraire Al-Karmel - probablement la plus courageuse et la plus ouverte des publications arabes de ces dernières décennies, il a vécu le ! siège barbare de la capitale libanaise par cette même armée qui le contraint aujourd'hui à une mesure d'assignation à résidence.

Son second exil le conduit à réaliser une Ïuvre poétique belle et bouleversante, dans laquelle la Palestine occupe une place centrale. Sa poésie est engagée non avec la militance ou la propagande, mais avec le mot substantiel et concis : Mahmoud Darwich a su créer dans l'esprit du lecteur, comme tous les poètes authentiques, une réalité verbale qui perdure indépendamment de la cause ou de l'objet qui l'engendrent. Après l'intermède de "ni guerre ni paix", consécutif aux bancals accords d'Oslo, Mahmoud Darwich retourne dans son pays afin de poursuivre à Ramallah son Ïuvre poétique et diriger la publication de sa revue. Là-bas, il a été rattrapé par la seconde Intifada. Il partage en ce moment même le sort des habitants de Ramallah, que les blindés, les lance-missiles et les hélicoptères de l'armée israélienne ma! intiennent jour et nuit encerclée, sa population soumise à un effroyable martyre.

Le plan de Sharon, dévoilé avec courage et une grande lucidité par l'anthropologue israélien Jeff Halper ("Offensive finale pour en finir avec les Palestiniens", El País du 11 février), témoigne de la volonté du premier ministre israélien de réaliser d'un seul coup son vieux rêve d'arracher coûte que coûte à ses ennemis l'acceptation d'un "mini-Etat morcelé, dépendant, sans aucune continuité territoriale, sans économie fiable, et sans véritable souveraineté". Pour aboutir à ses fins, toutes les méthodes d'intimidation et de violence seront bonnes : assassinats ciblés, destruction d'habitations, couvre-feu imposé pendant des semaines, confiscation des terres, maintien de la population palestinienne sous un régime d'apartheid inhumain et dégradant.

S'il fallait reconnaître à Sharon une qualité, ce serait celle de la franchise et de la clarté. Son projet de militariser la conscience de la société israélienne est la prémisse indispensable à l'éradication du terrorisme de ses victimes, c'est-à-dire de ces sanglants attentats-suicides menés par des jeunes désespérés qu'il serait injuste, voire inapproprié, de comparer avec ceux des fanatiques programmés de Ben Laden. Or l'usage qu'on fait du terme terroriste pèche par imprécision, par contradiction et par intérêt, parce qu'un grand nombre de nations, de credo religieux ou d'idéologies a toujours dégagé des organisations qui incitent au meurtre de civils innocents au nom de causes prétendument sacrées. Le monde n'est pas divisé entre terroristes et antiterroristes et les actes des premiers sont jugé! ;s très diversement selon les circonstances. 

Cependant, depuis l'attaque criminelle contre les tours jumelles du World Trade Center et l'"unilatéralisme" annoncé par Bush dans son discours du 29 janvier, le responsable des massacres de Sabra et Chatila, recouvrant une impunité qui lui faisait auparavant défaut, peut à sa guise, écrit Jeff Halper, jeter tout le poids de "la formidable puissance de son arsenal militaire contre tout objectif qu'il décrète terroriste, en prenant tout le temps qu'il faut, sans devoir rendre compte à qui que ce soit".

Jour après jour, semaine après semaine, nous voyons dépasser les limites de l'intolérable sans que personne n'élève la voix pour protester et dire basta ! L'écrasante supériorité des Etats-Unis à l'échelle planétaire et celle d'Israël au Proche-Orient leur permettent de mener jusqu'au bout leur propre croisade contre le Mal - pour Sharon, il n'existe aucune différence entre Ben Laden et Arafat -, nonobstant le malaise silencieux que cela suscite dans les pays membres de l'Union européenne ou les protestations officielles du monde islamique. A l'exception des manifestations de mauvaise humeur des ministres des affaires étrangères de France et d'Allemagne et les condamnations d'une Ligue arabe impuissante, le silence qui règne dans les milieux officiels européens et parmi les intellectuels postmodernes est véritablement surpren! ant.

L'instauration d'un régime d'apartheid autour des ghettos et des enclaves palestiniennes à l'aube de ce troisième millénaire constitue un cas flagrant d'anachronisme. Lorsqu'on sait que l'abrogation du système ségrégationniste en Afrique du Sud, il y a une douzaine d'années, ne fut possible que grâce à la pression internationale, comment expliquer cette résignation silencieuse devant l'état d'exception permanent imposé par un Etat qui se considère lui aussi comme exceptionnel ? 

L'exception israélienne qui fonde la création d'un foyer national juif après l'Holocauste peut-elle, une fois son objectif atteint, perdurer indéfiniment au prix des souffrances et des humiliations sans fin qui sont devenues le lot quotidien des Palestiniens ? Ne serait-il pas temps d'en finir avec cette exception et appuyer l'idée d'un projet de coexistence pacifique entre deux Etats normaux, égaux en droit, à l'intérieur des frontières internationalement reconnues ? Accepter même provisoirement l'inacceptable serait un désastre moral tant pour les oppresseurs que pour les opprimés. Sharon n'est pas seulement l'ennemi numéro un des Palestiniens, il l'est aussi, à court ou à long terme, d' Israël lui-même.

La réclusion de Mahmoud Darwich est métonymique de celle de ses compatriotes de Ramallah et des autres villes, agglomérations et camps de réfugiés des territoires occupés pendant la guerre de six jours. A commencer par le président de l'Autorité nationale palestinienne lui-même, tant diabolisé, pour finir avec le dernier nouveau-né entre les clôtures de fil de fer barbelé, dans des conditions révoltantes de précarité et de détresse. La visite d'un groupe d'écrivains indépendants à la ville assiégée où il se trouve va au-delà de la simple solidarité avec le poète : elle veut faire la démonstration concrète qu'il n'est jamais trop tard pour agir contre les injustices de l'histoire et la politique réactionnaire de Bush, qui annulent d'un seul trait la doctrine de Franklin D. Roosevelt, celle qui! repose sur l'alliance des pays démocratiques et qui a permis de vaincre les totalitarismes au siècle dernier.

Juan Goytisolo est écrivain.

Traduit de l'espagnol par Abdelatif Ben Salem.
© El País