François XAVIER



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Le jour où la TV expira ...


"Quelque effort que fassent la Nature et la Fortune, elles
ne sauraient jamais égaler, par leurs productions, les
phénomènes admirables et les révolutions merveilleuses,
que l'imagination est capable de produire.
Et dans le fond, l'homme est-il si fort à blâmer de préférer
l'une aux autres ? La vérité place des notions dans la
mémoire : la fiction introduit des idées dans l'imagination.
Il s'agit seulement de savoir si les dernières n'existent pas
aussi réellement que les premières. Il n'est pas possible
d'en disconvenir : on peut soutenir même,
que l'imagination l'emporte sur la mémoire,
parce qu'elle est, pour ainsi dire,
la matrice des choses, au lieu que l'autre n'en est
que le tombeau."

JONATHAN SWIFT



Deuxième Strophe


La promenade des Anglais commençait à se couvrir de monde ; on y comptait plus de touristes que de niçois, mais qu'importe la provenance pourvu que l'on ait la monnaie. Les commerçants se frottaient les mains dans la perspective d'une saison juteuse, oubliant l'essentiel : l'instant de pureté inscrit dans l'air. Le ciel, d'un bleu azuré, captivait l'attention de l'oeil. Le turquoise des fonds marins faisait rêver le nordique en vacances. Un peu rosé sous son short trop ample, le grand bêta venu du froid avait apporté avec lui le norois qui sifflait depuis ce matin sur le sud-est de l'hexagone.
Le vent, avait annoncé Sophie Derrière, serait si froid le matin que la Métrologie Nationale avait avancé l'hypothèse d'une possible descente des fronts d'air polaire venus du nord. On en arriverait à regretter le mistral.
Heureusement, vers treize heures, le vent se calma. Le mercure en profita pour gagner quelques degrés sur l'échelle des valeurs. Les pulls se retrouvèrent enroulés autour du cou, ou à la taille. Les niçois commencèrent à sortir et à hanter les terrasses des cafés. Le vieux marché reprit vie.
La foire à la brocante pullulait de fanatiques en bras de chemise. Les amoureux offraient des fleurs à leur muse en leurs narrant leur flamme en alexandrins. Les enfants couraient en riant aux éclats. Les chats s'étiraient, paresseux, puis venaient se blottir contre les appuis de fenêtre ensoleillés.
Bref, le temps s'égrainait à petit feu, recouvrait sa cadence régulière, martelant le tempo local de son rythme monotone.
Le trafic n'était plus aussi fluide que les mois précédents. Les beaux jours arrivaient avec leurs lots d'embouteillages.
Les cabriolets avaient retiré leurs manteaux d'hiver. Les jeunes filles paradaient en minijupes. Les cheveux étaient dans le vent, les mollets légers, et les chiens gambadaient sur la riviera.
Tout cela n'inquiétait pas beaucoup le père Marcel. Pour lui, seule comptait la météo.
Le vent.
La mer. Et ses caprices.
Cette plaine mouvante aux reflets d'argent, sans cesse chahutée. Mère nourricière de tout un peuple, instigatrice de légendes. Amie de toujours de la famille Marouani.
Marcel Marouani était pêcheur de son état. Depuis l'âge de ses quinze ans, il allait par vagues et marées. D'abord avec son père, Léon Marouani, émigré italien de la première guerre. Puis tout seul, reprenant le flambeau : une pauvre barque à moteur qui n'avait plus d'âge.
Sa vie était rythmée par les caprices du soleil, de la lune et du dieu Neptune.
Il n'avait pas fini une nuit entière dans son lit depuis son voyage de noces à Brindisi, dans la famille de sa femme Marcella. Il se levait tous les matins, entre trois et quatre heures, pour aller chasser les dorades, les loups et autres mérous.
Sa femme le retrouvait sur le quai du vieux port avec son panier-repas. Le couple y vendait à la criéele fruit de la pêche.
A midi tout était consommé.
Il restait une demi-journée à tuer.
- A vivre ! s'écriait Marcel, entraînant la poissonnière par le bras dans une course une peu folle, le long de la digue, pour aller l'embrasser à l'abri des regards, sous le phare, cachés par les rochers.
Le temps n'avait plus cours car leur amour se moquait des repères. La passion embrasait l'instant et la notion d'espace se fondait dans le plaisir retrouvé.
Oui, au début, c'était le rêve, cet emploi du temps à la carte. Ils étaient jeunes, beaux et insouciants.
N'ayant peur de rien, ils se lançaient dans de longues promenades dans l'arrière-pays niçois, ou le long des plages. Les petites criques de La Napoule avaient accueilli leurs étreintes passionnées sur fond de mer déchaînée. Le mistral leur sifflait quelques airs de marins, couvrant le bruit de leur chahut.
Les hauts plateaux de Saint-Martin-Vésubie avaient, eux aussi, vu passer ce couple bruyant d'italiens amoureux. Certains commerçants s'amusaient à les voir s'embrasser tout le temps, se balader en se tenant par la main, comme deux collégiens.
Les langues s'étaient déliées, et on avait pris l'habitude de les voir ainsi. Si bien qu'une certaine complicité s'était liée. Chaque fois que Marcella et Marcel - " les deux " - montaient au village, ils étaient accueillis comme des amis, prenant au bar leur petit blanc sec, offert par le patron. Première étape d'une tournée des copains qui finissait parfois par un dîner chez l'un ou chez l'autre.
Les soirs de mauvais temps, ils s'enfonçaient dans les méandres brumeuses des aventures policières de la Série Noire. Chacun dévorait son petit livre face au feu de cheminée, et l'on se racontait ses déductions sur l'oreiller. A ce petit jeu, l'inspecteur Marcella avait quelques longueurs d'avance sur son détective du dimanche de mari. Marcel, trop candide, se laissait prendre au jeu de séduction du meurtrier qui se dissimulait derrière un rideau de fumée astucieusement placé par l'auteur. Mais Marcella, la vive sicilienne, voyait clair dans son jeu et avait tôt fait de le démasquer. Pas une intrigue n'échappait à sa perspicacité. Les démêlés des locataires du Quai des Orfèvres meublaient ainsi les temps morts, dans l'attente d'une accalmie où le couple pourrait de nouveau courir le monde.
L'infini bleuté de la Méditerranée où les moutons d'écume déferlent dans des cascades d'argent, et les hauts plateaux des contreforts des Alpes où les buses tournoient en silence entre les pics enneigés, représentaient le petit monde des époux Marouani. Petit pour d'autres mais bien assez grand pour eux, oh oui, bien assez vaste pour y être heureux.
C'était une époque où la conception de la vie n'était pas sujette à caution, où la simplicité engendrait des purs instants de plaisir.
C'était bien avant le déferlement barbare des lucarnes à images.
Depuis cet hiver '76 où l'étrange cube de verre fit son apparition au sein de la famille Marouani, ni Marcella, ni Marcel n'avait plus touché au moindre livre. Et la seule revue qu'ils daignaient feuilleter s'intitulait Télé Poche.
Ce fût l'adieu aux rêves. La musique électronique des génériques fit office de sonnerie aux morts, et le temps se figea. La poussière se déposa lentement au rythme monotone des secondes qui s'égrainaient sans fin vers l'absolu néant. Les histoires restèrent enfermées entre deux pages cartonnées recouvertes d'une fine couche verdâtre, témoin de la vie qui s'écoule, de l'air qui humecte les couvertures, des années qui défilent sans que rien ni personne ne semble y prêter la moindre attention.
Les Marouani ne se parlaient presque plus. Ils ne se racontaient plus leurs livres puisqu'ils n'en lisaient plus ; ni même leur journée. L'intrus de glace avait réussi à rompre l'intimité du couple, la magie de sa complicité. Et petit à petit la vie se métamorphosa, délaissant le plaisir de la découverte au détriment de l'imposé. Les ballades de l'après-midi se faisaient en fonction des émissions de la télé.
Les dîners chez les amis dépendaient, eux-aussi, du sacro-saint film de la soirée.
Le week-end se planifiait avec la grille des programmes. Même la messe se retrouva reléguée, par fibres optiques interposées, dans la boite glacée, suivie d'un oeil distrait par une Marcella assoupie qui s'adonnait aux friandises sucrées. Pourquoi faire l'effort d'y aller puisqu'on la lui servait à domicile ?
Et c'est ainsi que la routine s'installa. Avec son lot de monotonie, de dépendance et de désespoir.
Le couple Marouani devint acariâtre envers ses amis, et se retrouva un beau jour tout seul.
Marcella, alors atrabilaire, plongea dans l'alcool. Elle passait ses journées collée devant le petit écran. Elle laissa son mari s'éloigner d'elle et ne fit rien pour le retenir.
Leur vie n'était plus qu'un souvenir. Leur amour une vague image perdue au lointain d'une mémoire brumeuse. Certains soirs, ils ne se parlaient même pas, seule la lucarne semblait vivante, apportant le peu de couleur du train-train de leur existence. L'ambiance qui régnait alors dans le salon était insupportable. N'ayant point d'enfant, la seule famille qu'ils avaient, c'était eux. Personne donc à qui se confier, à qui se raccrocher, puisqu'ils avaient décidé de ne plus se parler.
La vie passait avec une rapidité effrayante, brûlant tout sur son passage, traçant de larges sillons sur les visages, grippant les articulations. Marcel ne tarda pas à éprouver les plus vives difficultés à sortir son bateau tout seul. Délaissé par son épouse, il devait demander l'aide de ses collègues.
Marcella se laissait dépérir tranquillement. Elle ne se rendait sur le quai qu'épisodiquement, espaçant de plus en plus ses sorties, renonçant à son travail au détriment de leur clientèle qui diminuait à vue d'oeil.
Marcella se faisait monter par l'épicier du coin sa bouteille de Ricard et sirotait tout l'après-midi, zappant d'une chaîne à l'autre, ingurgitant tout et n'importe quoi, du moment que cela bougeait et qu'il y avait des images te du son. Parfois on en était venu à penser qu'elle ne savait même plus ce qu'elle voyait. Seule la présence qui émanait de la lucarne semblait la satisfaire.
Elle essayait d'oublier sa vie, persuadée qu'elle l'avait ratée, en se laissant emporter dans la spirale dépressive. Ce véritable miroir aux alouettes, qu'un sujet dépressif se complaît à observer pour mieux nourrir son asthénie mentale grâce à de belles excuses trouvées sans effort dans l'image déchue de sa propre personne. L'alcool, palliatif usuel de notre malade, entretenait son mal et son état latent sous les dehors d'une dépendance. Mais le fond du problème était bien plus grave. Ne possédant pas les armes pour se défendre, par manque d'instruction, sans doute, Marcella refusait de combattre une vérité trop forte. Lâche peut-être mais surtout résignée, et ne voulant à aucun prix mettre son ménage en péril, elle s'abstenait d'affronter son mari au sujet de leur vie qui dérapait vers l'abîme. Quadrature du cercle ou cercle vicieux ? Le résultat était toujours le même : le statu quo.
Seule une intervention étrangère pouvait briser le mur d'indifférence qui s'était dressé au sein du foyer Marouani. Marcel voguait au-delà du vieux port sur les vagues bleutées, tandis que Marcella restait là, enfermée dans son petit appartement du vieux Nice, à tourner entre quatre murs vieillots, où les peintures se fanaient un peu plus chaque jour sous les effets du soleil, de la chaleur et des vents marins qui entraient par la fenêtre de la salle à manger. Les couleurs étaient passées et ne rendaient plus qu'une fade image. Le plafond rendait l'âme, lui aussi. De larges fissures le zébraient dans la grande diagonale, pour aller se perdre dans le couloir.
La chambre dégageait une forte odeur de moisie. On y entreposait une multitude de choses inutiles, entassées dans des cartons. Plus personne ne savait ce qu'il y avait dedans, mais personne ne voulait les jeter.
Marcella faisait le minimum de ménage. Elle se contentait se passer un peu l'aspirateur de temps en temps.
Elle consentait à faire tourner une machine à laver le dimanche et faisait la vaisselle quand il y avait une émission de variétés : elle montait le son et s'enfuyait dans la cuisine. Le reste était laissé aux bons soins du mari.
Elle ne sortait pour ainsi dire jamais, sauf pour faire ses courses. Et encore, elle descendait la ruelle jusqu'au petit Casino. Cent dix mètres aller-retour, un record !
Dehors le mistral se déchaînait, nettoyant le ciel des derniers moutons nuageux, peignant l'azur d'un bleu de mer foudroyant. Les contreforts de la vieille ville luisaient sous le soleil couchant. Le peintre des cieux avait très légèrement teinté d'orange le sommet des montagnes. La mer rejetait ses grandes vagues sur les digues dans des explosions cristallines d'écume de mercure.
De tout cela aussi Marcella se moquait, passant à côté des petits bonheurs simples de la vie de tous les jours. Et quand Marcel rentrait, éreinté, mais les yeux plein des images de la journée, affichant un large sourire chargé d'embruns, il ne parvenait pas à communiquer sa joie à sa femme. Au début, il allait l'embrasser et lui conter par le menu sa journée, avec force détails. Un envol de mouettes, un banc de mérous, un dauphin venu se gratter sous la coque du bateau, un trimaran de course croisé aux larges des îles. Toutes ces petites choses qui avaient agrémenté sa journée n'intéressaient manifestement point sa dame. Déçu, amer, Marcel ressortait prendre l'air sur le balcon, ou s'en allait faire un tour.
Marcella restait devant C'est encore mieux l'après-midi.

Et puis arriva ce fameux jour où l'écran devint soudain tout noir sous le coup de vingt heures.
Marcella crut comme tout le monde à une panne, et zappa sur une autre chaîne, mais là non plus, il n'y avait point d'image. Après quelques instants, elle dut se rendre à l'évidence : la télévision était cassée.
Elle allait appeler sa voisine pour lui demander la permission de venir regarder les nouvelles, quand elle entendit du bruit dans l'escalier. Elle sortit. Se retrouvant sur le pas de sa porte, elle entendit tous les gens de l'immeuble se raconter la même histoire : il n'y avait plus de télévision ! Déjà on téléphonait aux amis, à la famille, pour s'entendre dire que, oui, ici aussi, il n'y avait plus de télé. L'image était morte vers les vingt heures.
Oui, c'est ça, juste après les publicités.
Oui, avant le journal de vingt heures.
Oui, l'écran est tout noir.
Non, nous non plus on n'a plus d'image ...
Une rumeur montait de la rue. La place du vieux marché commençait à se remplir. Tout le monde y allait de son petit commentaire, reprenant les bonnes vieilles habitudes d'avant l'ORTF. Après une journée de travail les hommes se retrouvaient aux terrasses des cafés pour se raconter ce qu'ils avaient fait ; leurs femmes venant les chercher pour passer à table. Cela sentait bon le pastis et la bonne humeur.
On riait, on mettait la main aux fesses des filles. Il y avait des bouquets de fleurs sur les tables, et sur les marches du vieux palais, comme autrefois, et le soleil réchauffait encore les coeurs.
Oui, c'était bien avant l'ORTF ...
Toutes ces images revenaient en un flot sauvage à la mémoire de Marcella. Elle descendit sur la place et vit son mari assis à une table, entouré de ses anciens amis, entrain de se taper les cuisses à la suite d'une bonne blague du vieux Seb.
Chacun y allait de son commentaire : " encore un coup des russes ! " ; " c'est dû au trou dans le ciel,y a plus de couvercle alors le soleil il brûle et la télé elle marche plus " ; " ils ont pas dû payer leurs impôts alors Tonton il a coupé le jus " ; " encore les cocos j'vous l'dit " ; " non, c'est Lang qui lance une campagne pour le ciné " ; " ou pour les livres " ; " bah, nous on s'en fout il fait beau et puis on a le pastaga ! "
Petit à petit la vraie vie reprenait pour l'espace d'un soir sa véritable place, laissant enfin les gens libres de faire ce qu'ils voulaient sans courir après le temps perdu, un oeil vrillé sur leur cadran de montre, pour finir par s'avachir devant la T.V.
Marcella prit son mari par la main et l'entraîna vers la jetée. Ils marchèrent sans mot dire, sans se lâcher la main. Ils regardaient droit devant eux, comme s'ils avaient peur de croiser leur regard, sentant peser sur leurs frêles épaules tout le poids de ces années passées à se perdre au lieu de s'aimer.
Tout au bord de l'eau, Marcella s'arrêta. Puis elle se retourna lentement vers Marcel. Ses yeux étaient encore plus beaux lorsqu'elle pleurait. Elle n'arrivait pas à terminer sa phrase, tellement l'émotion lui tordait la bouche.
- Je ... Marcel, je t'ai ...
Il l'embrassa comme un fou. Comme jamais il ne l'avait fait de mémoire de marin ! Ils étaient serrés l'un contre l'autre, s'agrippant à leurs corps, habités soudain par une même passion.
Ils avaient de nouveau vingt ans. L'amour revenait à eux. Fleur bleue dans l'iris de leur âme. La sève de leur jeunesse coulait à gros bouillons dans leurs veines.
Ils s'assirent face au large, laissant derrière eux le soleil se coucher tranquillement sous un gros olivier. Bercés par le chant des oiseaux qui se chamaillaient pour trouver une place à l'abri des embruns, ils sentaient de nouveau couler au fond de leurs veines l'acide du désir qui ronge la raison et magnifie les sens.
Marcella avait le goût du sel sur sa peau. Marcel lui mordilla tendrement l'oreille. Il respira cette fragrance si particulière d'avant l'amour, mêlée aux effluves de la mer.

La nuit leur appartient, il est convenu que nous n'en parlerons pas.