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La chronique de Nathalie

Dis-leur...

par Nathalie Laillet, citoyenne française, professeur de français en Palestine dans les territoires occupés (Bethléem et le camp de Deheishé), le vendredi 11 octobre 2002 -
Retrouvez sa chronique.

Désolée de ne pas avoir écrit plus tôt....
La vie ici pour moi suit son cours: après une période de couvre-feu relativement longue, nous avons enfin travaillé une semaine entière...
C'était la première semaine complète depuis la rentrée scolaire (qui a eu lieu le 2 septembre...).
Quand je pense qu'en France, vous en êtes bientôt aux vacances de la Toussaint. Moi, samedi dernier, j'ai eu cours, pour la première fois, avec les troisièmes... Je connais enfin tous mes élèves !!!
Je n'avais pas très envie d'écrire ces derniers temps. Toujours la même chose, les checks et les engueulades avec les soldats, les nerfs à vif, le bruit des chenilles sur le goudron, les hélico, le couvre-feu, les balles qui nous passent à 5 mètres....
Bref, pas de quoi fouetter un chat. Vos journaux vous l'ont dit, ou plutôt leur silence vous le crie : "tout est calme" ici. Quelques morts palestiniens chaque jour et voilà.

A Ramallah, nous avons beaucoup de chance. La situation est bien meilleure qu'ailleurs en Cisjordanie, bien meilleure notamment qu'à Naplouse, Jénine ou Tulkarem.
Depuis le 19 juin dernier, Naplouse est sous couvre-feu. Depuis, les habitants ont, tous les 10 jours environ, une "pause" de quelques heures pour se ravitailler.
Ces gens sont enfermés chez eux depuis le 19 juin.
Mes amis habitent là-bas. Rasha, brillante étudiante en pharmacie et francophone non moins brillante. Rasha ne sort plus de chez elle depuis le 19 juin. Au téléphone, elle tentait de m'expliquer ce que ca fait quand on sort enfin un peu : on doit réapprendre à vivre ensemble, à voir les voisins, à leur dire bonjour, à faire les courses. C'est un peu comme quand on sort de l'hôpital, un peu k.o, et sans repères... Elle devait finir sa fac cette année et peut être continuer l'an prochain à Paris.
La fac a réouvert quelques jours la semaine dernière. Malgré les menaces israéliennes. En effet, Israël a promis de bombarder la fac si les cours reprenaient....
Et puis, il y a le camp de Balata, le plus grand camp de réfugiés de Cisjordanie.
Ceux qui me connaissent depuis un moment savent sans doute que j'ai là-bas une seconde famille : c'est Saed, mon meilleur ami ici, sa femme, ses parents, ses frères et soeurs. Saed a mon âge, est ingénieur, parle ukrainien, a épousé une Ukrainienne, Natacha.
Mes meilleurs amis. Ils habitent à 45km. Je ne les ai pas vus depuis 10 mois. Trop dangereux d'aller là-bas.
Alors, on se télephone. On se raconte nos couvre-feu respectifs et nos expériences avec la soldatesque.
Ce soir, Saed m'a téléphoné. La voix cassée.
-"Bonsoir, ca va ?
- Oui, et toi ?
- Bof...
- Quoi ?
- Ils sont venus chez nous.
- Quoi ??!! Quand ?! Comment ?!
- La nuit de mardi à mercredi. Les forces spéciales. Dans la nuit. Ils nous ont pris, moi et tous mes frères !
- Mohammad aussi ? [Mohammad a 14 ans]
- Oui, lui aussi. Ils n'ont laissé que mon père à la maison [70 ans passés]
- Mais comment, pourquoi ??
- Ils sont venus. Trois tanks autour de la maison. [la maison est toute petite]. Et puis les soldats. Ils criaient et ils tiraient. Oh, c'était horrible !!! Ils ne faisaient que ça, crier et tirer ! Ils avaient des armes partout. Tu sais, c'est les forces spéciales. Ils étaient camouflés.
Leurs visages étaient peints. c'était un cauchemar !!
- Mais ils sont venus à quelle heure ?
- A trois heures du matin.
- En pleine nuit ??
- Oui. On dormait tous. On ne les a pas entendus approcher. Et tout d'un coup ça a hurlé de partout. Ils ont tiré trois balles dans la porte. Ma mère s'est précipitée pour ouvrir..."
Sa mère.... une vieille femme toujours belle. Elle se prénomme Shoms, ce qui en arabe signifie "soleil". Il lui va si bien ce nom... Quand je pense à elle, je la vois sourire, je vois ses yeux verts clairs qui pétillent.
Je la vois assise par terre en tailleur, berçant un de ses petits-enfants, ou m'apprenant à rouler correctement des feuilles de vigne. La dernière fois que je l'ai vue, elle avait des problèmes avec son genou droit. Je l'imagine, boitant vers la porte pour ouvrir aux forces spéciales de Tasahal...
-"Ma mère s'est précipitée pour ouvrir. On s'est tous levés. J'ai attrapé Ahmad [son fils de 2 ans] et j'ai hurlé à Natacha de prendre Nour [sa fille de 6 mois, que je ne connais toujours pas]. Ils nous ont tous fait sortir. On était tous en pyjama, pied nus. Les hommes d'un côté, les femmes et les enfants de l'autre. tous dehors, dans la nuit et les lumières aveuglantes des tanks. Un soldat m'a hurlé de lâcher Ahmad, que j'avais dans mes bras.
Ahmad s'accrochait à moi, il hurlait presque aussi fort que le soldat.
Mes frères et mon père étaient là. Ma mère et les femmes et les enfants de mes frères aussi. Tout le monde ! On était tous dehors !! Même Nour ! En pleine nuit!"
Je les connais tous.... Mohammad, 14 ans, et son désir d'apprendre le français ; Raed au chômage depuis bien longtemps et dont le deuxième fils est à peine plus âgé que Nour ; Khaled, l'aîné, qui a fait de nombreux séjours en prison pendant la première Intifada ; Hayed, qui travaillait en Israël avant l'Intifada et qui est au chômage depuis 2 ans, ce qui a contrarié ses projets de mariage ; Samer, qui lui s'est marié il y a à peine un an.
C'est le plus drôle de la famille. Avec lui, on passe des heures à se raconter des blagues ; il passe des heures à jouer avec ses neveux [Ahmad est presqu'autant attaché à lui qu'à son père] ; Saher est rentré cet été : il était en Ukraine depuis plusieurs années pour ses études qu'il a brillamment réussies.
Saher justement....
- "Les soldats ont demandé à Saher de prendre tous les téléphones portables de la maison... Après ils les ont confisqués
-Ils les ont rendus ?
- Non ! On ne les a plus ! On a eu 10 minutes pour tout ça, sortir, ramasser les télephones et tout. Dix minutes après, ils nous ont bandés les yeux, ligotés les mains et nous ont emmenés au poste militaire de Hiwara [une dizaine de km de Naplouse]. Ils nous ont interrogés et à l'aube, on est repartis.... sans Samer.
- Quoi ????!!!!!!!! Il est où, Samer ???????????
- Toujours avec eux. on ne sait pas ce qu'ils lui font. On n'a pas de nouvelles de lui. Aujourd'hui mon père a essayé de voir si on pouvait en savoir plus, mais rien à faire.....On est revenus à pied, à l'aube, en pyjama, pied nus, de Hiwara à Naplouse, les mains ligotés... et on ne sait pas ce qui se passe avec Samer. Maman ne dort plus, Papa non plus. On ne sait plus quoi faire.
- Mais pourquoi Samer ? Qu'est-ce qui se passe avec lui ?
- Rien... le pauvre, il a été blessé par une fusée éclairante juste avant.
Une fusée a atterri dans sa chambre, alors qu'il était au lit. Il a reçu des éclats, sa femme aussi. On les a emmenés à l'hôpital. Ils sont blessés tous les 2, mais rien de grave. Sur le coup, on ne s'est pas beaucoup inquiétés.
C'est maintenant qu'on a peur.... Ils vont peut être l'accuser d'avoir un atelier de bombes artisanales dans sa maison ... [ce qui est quand même assez drôle : le couple n'a pas assez d'argent pour acheter des meubles ; la maison est absolument vide, à l'exception du lit, dans lequel ils étaient quand ils ont été blessés.]
Saed reprend:
-"Je n'ai jamais eu si peur de toute ma vie. Et je ne souhaite à personne de connaître une telle journée ! J'ai cru qu'on allait tous mourir. Et je ne sais même pas ce qui se passe avec mon petit frère!"
Un sanglot.

C'est chez eux que j'ai appris l'arabe, chez eux que j'ai appris à vivre à la palestinienne. Sans me connaître, ils m'ont ouvert leur porte. La maman me sourit, le papa me parle de ses deux orangeraies, là-bas, si loin, à Jaffa. Mohammad n'aime pas l'école parce que dans son école il n'y a pas de français. Samer m'accompagne jusqu'à la station de taxi. Raed me parle de la première Intifada. La fille aînée de Khaled veut que je la coiffe.
Natacha me parle dans un mélange de russe, d'arabe et d'anglais. Saher fume un narguilé sous le jasmin.

Je ne peux pas les imaginer, à l'aube, pieds nus, mains ligotées, sur la route. Comme de vulgaires malfrats.
Je ne peux pas imaginer les parents morts d'angoisse pour leurs 7 fils pendant cette nuit maudite.
Non, je ne peux pas.

Où est Samer ????
Que lui ont-ils fait????

Oui, Saed, je vais leur dire ce qu'ils vous ont fait...

Nathalie.