François XAVIER


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Au-delà du massacre

par Edward Said

Quiquonque a des liens avec la Palestine éprouve aujourd'hui colère et consternation. La guerre coloniale totale contre le peuple palestinien dans laquelle Israël vient de se lancer avec le soutien de George Bush, dont l'incompétence et les contradictions laissent pantois, semble répéter ce qui s'était passé en 1982. Mais elle est bien plus grave que les précédentes invasions de 1971 et 1982. Car, aujourd'hui, le climat politique et moral est devenu plus brutal et plus simpliste. Les médias ont accentué leur travail de sape en faveur de la version israélienne des choses, focalisant l'attention sur les attentats-suicides, soigneusement isolés du contexte des trente-cinq ans d'occupation des territoires palestiniens en violation du droit international. La "guerre contre le terrorisme" a envahi l'actualité mondiale. Le monde arabe est plus inconsistant et éclaté que jamais.


Tout cela, si le mot convient, n'a fait qu'exalter et déchaîner les instincts meurtriers de Sharon. Il peut faire beaucoup plus de mal et plus impunément qu'avant. Mais cela signifie aussi que ses entreprises sont vouées à l'échec, et toute sa carrière politique menacée de faillite, tant il est vrai que l'obstination dans la destruction et dans la haine ne conduit jamais ni au succès politique ni même à la victoire militaire. Des conflits entre peuples comme le conflit israélo-palestinien recèlent plus d'éléments déterminants qu'on n'en peut éliminer avec
des tanks et des avions, et quelle que soit l'insistance avec laquelle Sharon continue de claironner ses incantations dénuées de sens contre le terrorisme, une guerre contre des civils désarmés ne produira pas le résultat politique durable dont il rêve.
Les Palestiniens ne partiront pas. Et Sharon a toutes les chances de finir honni et rejeté par son peuple. Son seul projet est de détruire tout ce qui touche à la Palestine et aux Palestiniens. Sa fixation incontrôlée sur Arafat et sur le terrorisme ne fait rien d'autre que d'accroître le prestige de son adversaire, et de mettre en lumière ce que sa position a d'aveugle et de dément.
Au bout du compte, Sharon est le problème des Israéliens, ce n'est pas le nôtre. Ce qui nous importe avant tout, désormais, c'est de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour assurer la suite, en dépit de l'immensité des souffrances et des destructions qu'une guerre criminelle nous fait subir. Quand un homme politique, retiré des affaires, aussi connu et respecté que Zbigniew Brzezinski, déclare à la télévision qu' Israël se comporte comme le régime raciste d'Afrique du Sud, on peut imaginer qu'il n'est pas seul de son avis, et qu'en Amérique et ailleurs de plus en plus de gens sont déçus et même dégoûtés de la façon dont Israël joue les avant-postes de la puissance américaine.
Les Israéliens pompent beaucoup trop d'argent, ils isolent les Etats-Unis diplomatiquement, ils nuisent sérieusement à la réputation morale de la nation américaine auprès de ses alliés et de ses propres citoyens.

Mais dans la détresse qui est aujourd'hui la nôtre, la question est aussi de savoir ce que nous, Palestiniens, avec notre raison, pouvons conclure de la crise pour en nourrir nos projets d'avenir.
Ce que je voudrais proposer maintenant n'a aucune prétention à l'exhaustivité, mais c'est le fruit d'années d'engagement pour la cause palestinienne, venant de quelqu'un qui appartient justement aux deux mondes : le monde arabe et le monde occidental. Les quatre points sur lesquels je veux insister, liés entre eux, ne couvrent pas tout. Ils sont ma modeste contribution à notre réflexion commune dans cette heure difficile.

1/ Pour le meilleur et pour le pire, la cause palestinienne n'est pas seulement une cause arabo-musulmane, elle est devenue cruciale pour plusieurs mondes différents, mutuellement conflictuels
mais entrelacés. Agir pour la Palestine impose de prendre conscience de cette complexité et d'en réfléchir soi-même les différents aspects. Il nous faut pour cela des dirigeants d'un haut niveau d'instruction, de vigilance, d'intelligence, et qui jouissent d'un large soutien démocratique. Il faut, comme Nelson Mandela ne s'est jamais lassé de le répéter à propos de son propre combat, avoir la conscience du fait que la Palestine est l'une des grandes causes morales de notre temps, qui exige d'être défendue comme telle. Il ne s'agit pas de marchander, de trouver d'habiles compromis, ou de faire carrière. Il s'agit pour les Palestiniens de se hisser à la hauteur de leur propre cause, et de s'y maintenir.

2/ La puissance a plusieurs formes, et la forme militaire n'est que l'une d'entre elles. Si l'Etat d'Israël a pu faire ce qu'il a fait aux Palestiniens depuis cinquante-quatre ans, c'est grâce à une campagne d'opinion permanente, scientifiquement organisée, destinée à légitimer les actes des Israéliens, tout en noircissant et en occultant les actes des Palestiniens. Il ne s'agit pas ici de l'entretien d'une puissante armée, mais du conditionnement de l'opinion publique, en particulier aux Etats-Unis et en Europe occidentale. Un tel pouvoir a été acquis par un travail de longue haleine, portant méthodiquement sur les points qui permettent de favoriser l'identification avec les positions israéliennes et de présenter les Palestiniens comme des gens dangereux et répugnants, qui menacent Israël et qui par conséquent "nous" menacent. Depuis la fin de la guerre froide, l'importance de l'Europe en termes de formation de l'opinion par l'image et par les idées est devenue pratiquement insignifiante.
C'est l'Amérique qui est le champ de bataille (hors de la Palestine elle-même). Or nous n'avons tout simplement jamais compris l'importance d'un travail politique de masse, systématiquement organisé, dans ce pays, en sorte que par exemple l'Américain moyen cesse de penser immédiatement "terrorisme" quand le mot "Palestinien" est prononcé. Pourtant, seul ce type de travail protégerait, au sens strict du terme, les victoires que nous remportons sur le terrain dans notre résistance à l'occupation israélienne.
Ce qui a assuré l'impunité à l'Etat d'Israël, c'est donc le fait qu'aucun mouvement d'opinion pour notre défense ne soit en mesure d'arrêter Sharon au moment de commettre ses crimes de guerre sous le prétexte de "combattre le terrorisme". Quand on voit la puissance insidieuse et universelle qu'exercent les émissions diffusées par CNN, par exemple, dans lesquelles l'expression "attentat-suicide" répétée des centaines de fois par heure glace d'effroi le consommateur et contribuable américain, on se dit que c'est une négligence impardonnable de ne pas avoir demandé à des gens comme Hanane Ashraoui, Leïla Shahid, Ghassan Hatib ou Afif Safié, pour n'évoquer qu'un petit groupe d'intellectuels palestiniens, de s'installer à Washington et d'y être prêts à venir sur CNN ou sur d'autres chaînes pour raconter l'histoire de la Palestine, restituer le contexte et les éléments de compréhension nécessaires, et nous assurer une présence morale, un poids de récit qui nous valorise au lieu de nous dévaloriser sans cesse - rien de plus, mais rien de moins. Dans l'avenir, il nous faudra des dirigeants qui comprennent cette leçon élémentaire de la politique moderne à l'âge des mass media audiovisuels. Ils ne l'ont pas compris et cela fait partie de la tragédie actuelle.

3/ Dans un monde que domine une seule superpuissance, les Etats-Unis d'Amérique, on ne peut agir politiquement de façon responsable si on n'a pas une profonde intelligence de ce qu'est cette superpuissance, si on ne connaît pas bien son histoire, ses institutions, ses luttes politiques, sa culture. Et surtout si on ne maîtrise pas bien sa langue. A entendre nos porte-parole et ceux des autres nations arabes énoncer les pires âneries sur l'Amérique et se placer eux-mêmes à sa merci, tantôt la couvrant d'anathèmes, tantôt l'appelant au secours, toujours dans un anglais trébuchant et déficient, c'est à pleurer devant tant d'incompétence. L'Amérique n'est pas tout d'une pièce. Nous y avons des amis, ou des amis en puissance. Nous pouvons cultiver, mobiliser nos communautés et les communautés proches de nous pour en faire un moyen de notre politique de libération, comme firent les Sud- Africains dans le monde, ou les Algériens en France pendant leur guerre de libération. Il nous faut des plans, de la discipline, de l'organisation. Nous n'avons rien compris à la politique de la non- violence. Et nous avons moins compris encore le pouvoir que nous conférerait le fait de nous adresser directement aux Israéliens, comme l'ANC s'est adressée aux colons blancs d'Afrique du Sud, dans un langage d'acceptation et de respect mutuels. A la politique d'exclusion et de guerre des Israéliens, il nous faut répondre par une politique de coexistence. Il n'y a là aucune reculade, mais un effort pour créer des solidarités, pour isoler les purificateurs, les racistes, les intégristes au sein de leur propre peuple.

4/ La plus importante des leçons que nous devons tirer de la tragédie pour nous-mêmes, c'est ce qu'Israël est en train de faire dans les territoires occupés qui nous l'enseigne. Le fait est que nous sommes bel et bien un peuple, une société, et malgré les attaques sauvages de l'Etat d'Israël contre l'Autorité palestinienne cette société n'est pas morte. Nous sommes un peuple parce que notre société continue de vivre, comme elle a continué de vivre depuis cinquante-quatre ans, malgré toutes les violences, toutes les vicissitudes cruelles de l'Histoire, tous les revers de fortune, toutes les tragédies auxquelles notre peuple a été exposé. C'est là notre plus grande victoire sur Sharon : lui et ses semblables sont incapables de le voir, c'est pourquoi ils sont condamnés en dépit de leur puissance et de leur inhumanité. Nous avons surmonté le souvenir des tragédies de notre passé, à la différence d'Israéliens comme Sharon. Il mourra comme un massacreur d'Arabes, comme un politicien failli qui n'a su apporter à son peuple qu'un surcroît d'insécurité et de danger, là où l'honneur d'un dirigeant politique est de transmettre à ses successeurs des acquis sur lesquels les nouvelles générations puissent construire.
Sharon, Mofaz et les autres organisateurs de cette campagne sadique d'intimidation et de carnage n'auront laissé que des tombes. Le néant engendre le néant.
En tant que Palestiniens nous pouvons dire, je crois, que nous laissons derrière nous un espoir et une société qui auront survécu à toutes les tentatives de les tuer. Ce n'est pas rien. A la génération de nos
enfants maintenant - les miens, les vôtres - d'aller au-delà, avec esprit critique, avec raison, avec espoir, avec endurance.

Edward Said est professeur de littérature anglaise et comparée à l'université Columbia de New York.

Cet article est paru dans Al-Ahram Weekly.
Mai 2002