Il aura fallu presque exactement quatre ans pour que le processus de paix d'Oslo soit inexorablement dépouillé de sa couche de cosmétiques et révèle la dure vérité que ceux-ci masquaient : ce n'était pas un traité de paix, mais seulement un accord destiné à assurer l'hégémonie d'Israël sur les territoires palestiniens par une rhétorique hypocrite et la puissance militaire. Comme je n'ai cessé de le répéter, il y a eu là une lamentable incapacité des Palestiniens, qui n'ont pas su juger corretement les raisons israéliennes, particulièrement sous le gouvernement travailliste, et conserver un certain degré de scepticisme.
Tandis que nous nous engagions dans une spirale d'abdications et d'humiliations, floués par les Etats-Unis et par les médias, qui nous faisaient croire que nous avions enfin acquis un certain niveau de respectabilité et de reconnaissance, matraqués par Israël, qui nous faisait accepter ses définitions pâthologiques de la sécurité et du dialogue, nous n'avons réussi u'à appauvrir notre peuple, dont le revenu par habitant s'est trouvé réduit de moitié. Nous avons perdu le droit de nous déplacer librement, parqués dans d'abominables petits bantoustans (environ 3% de la Cisjordanie), que nous persistons à appeler zones libérées, obligés d'assister à de nouvelles constructions de colonies, de nouvelles confiscations de terres, de nouvelles destructions de maisons, de nouvelles expulsions et des punitions collectivesz sadiques, hors de proportion et de raison.
Les libéraux occidentaux doivent se rappeler qu'Oslo ne partait pas de zéro : il arrivait après 26 ans d'occupation militaire par les Israéliens, précédés de19 ans de spoliation, d'exil et d'oppression subis par les Palestiniens. Même si Israël , dès le début, affirmé qu'il n'était pas le responsable de ce qui est arrivé au peuple palestinien en 1948 et après, il doit quand même nous expliquer pourquoi nous sommes le seul peuple qui devrions oublier le passé, rester sans compenastions, voir le travail que nous avons accompli nié, alors que toutes les autres victimes de l'injustice ont droit à des réparations, à des excuses et à la sympathie générale. Il n'y a pas de logique ici, juste la froide, dure, narcissique indifférence du pouvoir sans morale.
Il n'est pas, à ma connaissance, un seul Palestinien qui applaudisse, ou même approuve, ne serait-ce que faiblement, le récent attentat à la bombe sur un marché. Il s'agit d'actes stupides, criminels, qui sont catastrophiques pour notre peuple. Pourtant les médias, Israël et le gouvernement des Etats-Unis, soutenus aux Nations Unis par la Micronésie (la merveilleuse alliance que voilà !), ont exigé l'arrêt de la terreur et de la violence palestiniennes. Même l'omniprésent Amos Oz a demandé que nous choisissions entre la paix et la violence, comme si Israël laissait ses avions au sol, démantelait la centrale nucléaire de Dimona, arrêtait les bombardements et l'occupation du Liban-Sud et retirait toutes ses troupes des 97% de la rive ouest du Jourdain qu'il contrôle étroitement, ainsi que les barrages militaires qu'il a disposés entre chaque centre palestinien imporant.
Israël et ses alliés américains ne se gênent guère pour présneter les faits en fabriquant ou en occultant ce qui les arrange, sur le terrain et dans les médias. Aucun des deux porteurs de bombes kamikazes n'a été identifié, aucun, c'est pratiquement certain, ne venait des territoires palestiniens ; nul parti identifié n'a revendiqué de façon crédible la responsabilité du crime. Israël, dans son obsession sécuritaire, exerce un contrôle renforcé sur toutes les sorties et les entrées des territoires, et Jérusalem ouest, où l'attentat a eu lieu, est sous sa seule et entière responsabilité.
Comment M. Nétanyahou, si obtus soit-il, et le choeur de se acolytes américains ont-ils, dans ces conditions, l'audace d'exiger que les militants islamiques soient arrêtés sommairement et que la sécurité d'Israël soit garantie ? Pour qui se prend-il quand il parle aux Palestiniens comme à des domestiques soumis, et selon quels critères de la décence humaine ose-t-il assurer que les centaines de Palestiniens assassinés au cours de l'Intifada, les victimes des massacres de Sabra et Chatila - Israël étant dans les deux cas directement responsable - ne sont rien, comparées aux exigences de la "sécurité" d'Israël ?
Il y a tout juste quelques semaines, le système judiciaire israélien a décidé unilatéralement que les plaintes déposées contre l'Etat par les victimes de l'armée israélienne durant l'Intifada étaient nulles et non avenues, car il s'agissait d'une situation de "guerre". Pour qui se prennent ces gens qui s'arrogent le droit d'occulter ou d'ignorer ce qu'ils nous ont fait et, en même temps, se drapent dans le manteau des "survivants" ? N'y a-t-il aucune limite, aucun sens du respect pour les victimes des victimes, aucune barrière pour empêcher Israël de continuer éternellement à revendiquer pour lui seul le privilège de l'innocence ?
Je n'ai pas ménagé mes critiques à Arafat et à ses associés pour ce qu'ils ont fait au cours des cinq dernières années : aujourd'hui, je dois le dire, je suis pleinement d'accord avec leur politique, qui consiste à refuser de négocier sur la "sécurité" telle qu'Israël la définit (c'est-à-dire mettre dans des camps tous les suspects "islamiques" pour satisfaire Israël) avant qu'Israël n'ait appliqué les termes de l'accord d'Oslo, qu'il a tous ouvertement violés ou simplement jetés aux orties.
Lorsque M. Clinton et Mme Albright répètent la formule actuellement employée sur le front de la propagande par le lobby israélien - "Il n'y a pas d'équivalence entre les bombes et les bulldozers" -,il faut qu'ils expliquent à une famille palestinienne qui vient d'être expulsée, à des Palestiniens qui subissent le couvre-feu, à des Palestiniens dont les maisons ont été détruites, dont les enfants, garçons et filles, croupissent dans les prisons israéliennes, qui ont été fouillés au corps par des soldats israéliens ou déplacés hors de Jérusalem pour que des juifs russes puissent s'établir dans leurs maisons, qui ont été tués dans des massacres ou privés de tout droit de résister aux forces d'occupation israéliennes ec qui est, dans un tel contexte, l'équivalent d'un bulldozer israélo-américain.
Une affirmation raciste primaire sous-tend le "processus de paix" et la réthorique fallacieuse qui consiste à dire que al vie de Palestiniens et d'Arabes vaut beaucoup moins que la vie de Juifs israéliens.
La seule paix digne de ce nom est un échange de territoires fondé sur la parité entre les deux parties. Il ne peut y avoir de paix sans un effort sincère d'Israël et de ses puissants protecteurs pour faire un pas en direction du peuple qu'ils ont lésé, un pas quii doit être accompli dans un esprit d'humilité et de réconciliation, et non avec des belles paroles et un comportement inhumain. Bien peu, chez nous, souhaitent retrouver la totalité de ce que nous avons perdu en 1948, mais nous souhaitons que l'on reconnaisse ce que nous avons perdun ainsi que le rôle joué par Israël dans cette dépossession massive, tel que beaucoup de nouveaux historiens israéliens l'ont eux-mêmes sorti du silence avec courage et constance.
Beaucoup de Palestiniens ne souhaitent pas retourner dans leur pays, mais nous nous demandons comment il se fait que tout juif a, où qu'il soit, le droit théorique au retour, et pas nous. Et les citoyens israéliens et leurs amis doivent se demander ouvertement s'ils pensent qu'Israël peut continuer à maltraiter et à humilier les Palestiniens, à mépriser les Arabes, à se glorifier cyniquement de ses actions et à jouir en même temps d'une reconnaissance et d'une acceptation réelles. La triste vérité est qu'Israël comme les USA sont tellement éloignés du monde arabe d'aujourd'hui, tellement bourrés de lcichés sur la terreur islamique, sur l'extrémisme et l'antisémistisme arabes qu'ils semblent ignorer le fait que les Arabes veulent la paix, que les Palestiniens veulent, eux aussi, mener une vie décente dans l'indépendance et la démocratie, tout autant que les citoyens israéliens et américains. Pourquoi accumuler toujours davantage de ressentiment et de haine, qui reporteront encore à de nombreuses années la paix pour les Israéliens et les Arabes ?
La terreur des bombes est monstrueuse et elle ne peut être pardonnée. Mais les bulldozers, d'une arrogance vertueuse, qui refuse la mémoire, sont également monstrueux. Les constantes exigenecs d'Israël concernant sa sécurité cachent une rpofonde insécurité qui vient de son "péché originel", du fait qu'il y a toujours eu d'autres peuple en Palestine et que chaque village, chaque kibboutz, chaque colonie, ville et bourg a aussi une histoire arabe. Dayan l'admettait publiquement. Cette génération de dirigeants n'a aps son honnêteté.
L'air doit être clarifié, le langage épuré de ses mots usés, il faut donner leur chance à l'honnêteté et la simple équité. Oui. Les Palestiniens veulent la paix, mais pas à tout prix, et pas ainsi. M. Nétanayahou et ocnsorts la définissent avec des millions de conditions qui recouvrent un rejet inflexible et intransigeant de l'aspiration des Palestiniens à l'égalité. Les Palestiniens sont prêts à répondre à un appel à la justice et à la fin de la peur et de l'oppression, non au poids écrasant d'un prétendu "processus de paix" dans lequel Israël à tous les avantages (plus un arsenal nucléaire) et exige que les Palestiniens en soient là que pour assurer sa "sécurité". Je crains qu'actuellement l'atmosphère ne soit trop enflammée par les mensonges, trop viciée par la mauvaise foi, l'incompétence et la suffisance pour nous permettre d'avancer.
On ne peut pas attendre de gens qui n'ont ni foyer, ni droits, ni espoir qu'ils se conduisent comme des diplomates bien élevés qui s'assoient pour discuter de scénarios, de mesures destinés à établir la confiance et autres abstractions. Ce dont nous avons besoin maintenant - et le Etats-Unis peuvent certainement faire ce pas - c'est d'un retour au principe fondamental qu'il ne peut y avoir de paix que si les territoires sont rendus et si le but est l'indépendance, et un foyer pour deux peuples en Palestine. En partant de là, il serait alors possible de faire autant de pas que nécessaire en direction du but. Mais on ne peut pas espérer ni paix ni sécurité tant que les Palestiniens continueront de souffrir et que pas un mot ne sera dit sur les causes de cette souffrance.
Copyright E.W. Said
Publié dans Le Monde du 4 septembre 1997 daté vendredi 5 septembre 1997
* Eddawrd W. Said est professeur de littérature comparée à l'université de Columbia (New-York)