Mardi 2 avril 2002
Était-ce vraiment le bon moment, pour le sommet arabe de Beyrouth, doffrir en grande pompe des rapports «normaux» à Israël, lequel naura même pas attendu 24 heures pour refaire reculer à outrance les limites de lanormalité ambiante en lançant ses chars et ses commandos à lassaut du quartier général de Yasser Arafat ? Et que font de concret les Arabes pour imposer un arrêt immédiat des massacres de Palestiniens impunément perpétrés par Ariel Sharon ?
Il y a quelque chose dhallucinant (même si cest du déjà vu !) dans lactuelle léthargie arabe face aux terribles événements de Ramallah. Bien sûr, chacun y est allé de son traditionnel couplet sur la barbarie de la soldatesque sioniste. Bien sûr, des manifestations ont été autorisées ici ou là et quelques capitales se sont même livrées à des gesticulations diplomatiques aussi vaines que médiatisées. Mais là sarrête pratiquement le devoir de solidarité, au point que lon peut se demander si certains leaders arabes, pour des raisons diverses, ne se félicitent pas secrètement de la descente aux enfers dAbou Ammar : ce qui serait évidemment oublier quil ny va pas aujourdhui du sort dun seul homme, aussi controversé soit-il dans le monde arabe et jusque parmi les siens, mais dun peuple tout entier quil faut bien qualifier de martyr.
Tenaces rancunes, il est vrai, dont la plus compréhensible, sinon la plus légitime, résulte des errements de la Résistance palestinienne des années soixante à quatre-vingts, quand elle prétendait faire passer par Beyrouth et Jounieh la route de Jérusalem. Ce nest quun bon quart de siècle après la débâcle de 1967 que cette résistance, à la faveur des intifadas successives, sest enfin décidée à agir là où il le fallait dès le premier instant, cest-à-dire à lintérieur des territoires occupés. Cest bien par Gaza, et singulièrement aujourdhui par Ramallah, quelle devait nécessairement, historiquement passer, cette sacrée route, et on reste songeur devant la somme de vies humaines, dopportunités, de temps catastrophiquement perdus sur les funestes chemins de traverse...
Reste toutefois que les sévices et humiliations infligés en ce moment à Arafat devraient atteindre indistinctement, dans son honneur et sa dignité, chacun des deux cents millions dArabes.
«Isolé» dans son bunker, sans nourriture, sans eau, sans électricité, sans téléphone, allant jusquà implorer le Ciel de lui octroyer le sacrifice suprême pour al-Qods, ce diable dhomme réussit quand même à se poser en irremplaçable incarnation du nationalisme palestinien. Car, passé le seuil critique, la faiblesse extrême peut paradoxalement devenir force irréductible. Pour ne lavoir pas compris, tout à son uvre de mort et de destruction, cette «bête de guerre» quest Ariel Sharon fait preuve cette fois dune incroyable ignorance politique, méritant doublement en termes danimale stupidité et de goût pathologique de la violence le label qui lui colle à la peau.
Le chef du gouvernement israélien a piteusement perdu son ambitieux pari électoral de neutraliser lintifada palestinienne en trois mois de pouvoir. Mais il ne veut pas encore admettre quen redoublant chaque jour de sauvagerie, il ne fait qualimenter un incendie qui est loin de ravager les seules terres palestiniennes.
Les attentats contre des civils israéliens ne sont pas moralement défendables, certes. Mais quelle alternative le maître terroriste, le terroriste «légal» Ariel Sharon, a-t-il laissée aux Palestiniens, qui nont plus grand-chose à perdre, pas même des adolescentes acceptant volontiers de se transformer en bombes ambulantes ?
Et quels nouveaux paris sur des lendemains qui pleurent le chef du Likoud est-il encore en mesure de contracter devant ses propres ouailles ?
Autant en effet larmée israélienne a pu se bâtir une réputation de détermination et daudace sur les champs de bataille classiques, autant les ratonnades meurtrières auxquelles lassigne Sharon en ont fait une cohorte de tortionnaires dont la dureté na dégale que la peur, présente désormais à chaque coin de ruelle. Mieux encore, autant la société civile israélienne est rompue aux combats classiques se déroulant régulièrement sur les territoires arabes, autant elle savère vulnérable aux coups directs portés, du dedans, à sa sécurité, à sa prospérité, à son confort. Aussi longtemps quil ne mourait quun Israélien pour 25 Palestiniens, les états dâme naffectaient pas trop, là-bas, la routine de la vie quotidienne ; que va-t-il se passer maintenant que le sinistre score nest plus que de un à trois, maintenant que la guerre sinstalle dans les murs de la forteresse Israël ?
Plus on est de fous, plus on samuse... à compter les morts, hélas! Dans ce magma de contradictions, dans toute cette orgie de démence, le président des États-Unis George W. Bush a droit à une mention particulière, en sa qualité de chef de lunique superpuissance mondiale. À peine installé à la Maison-Blanche, M. Bush sest tout simplement désintéressé du dossier du Proche-Orient, estimant que les États-Unis sy étaient par trop impliqués sous son prédécesseur Clinton, pour nen récolter finalement que des misères. Frappé dans sa chair par les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le géant US sen est allé guerroyer en Afghanistan ce sera bientôt le tour de lIrak mais sans jamais faire même semblant de sattaquer aux sources du mal, qui sont aussi celles du problème : à savoir la frustration du monde arabo-musulman face à la tolérance, voire la complaisance américaine, dont bénéficie un autre terrorisme, dÉtat celui-là, découlant de loccupation israélienne.
Par ses choquants propos ou par ses coupables silences, par sympathie éhontée pour Israël ou par effarante déficience mentale, Bush na cessé de cautionner durant les derniers mois la démentielle logique de Sharon : logique se limitant à la seule exigence dun retour au calme sans aucune contrepartie politique appréciable ; logique consistant, dans lintervalle, à détruire les infrastructures de lAutorité autonome, à paralyser méthodiquement celle-ci tout en la sommant déliminer les extrémistes palestiniens, chose que la formidable machine militaire israélienne elle-même savère impuissante à faire !
À grande puissance, colossales défaillances. À lheure de la globalisation, on aimerait tout de même pouvoir sassurer quil y a bien un pilote à bord.
Issa GORAIEB, in L'Orient-Le Jour, le 2 avril 2002