François XAVIER


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Assumer l'injustice originelle

Entretien avec Dominique Vidal,
auteur de Le péché originel d'Israël. L'expulsion des Palestiniens revisitée par les " nouveaux historiens " israéliens.
Postface de Joseph Algazy, Éditions de l'Atelier, 1998.

Propos recueillis par Isabelle Avran et publiés dans le numéro 12 (mai/juin 1998) de Pour la Palestine.

Isabelle Avran : Pourquoi ce livre, et pourquoi aujourd'hui ?
Dominique Vidal
: Sur ces événements fondateurs pour Israël et pour le problème palestinien, sur la guerre civile judéo-palestinienne (de décembre 1947 au 14-15 mai 1948) puis sur la guerre israélo-arabe (du 15 mai 1948 aux armistices, le dernier étant le 20 janvier 1949), un certain nombre d'historiens israéliens, qu'on a appelés les nouveaux historiens, ont produit depuis une douzaine d'années un travail profondément novateur.
En 1978, les archives concernant cette période en Israël ont commencé à s'ouvrir. Tout n'a pas été mis à jour, loin de là ; certains dossiers restent " secret défense ", des choses n'ont pas été révélées. Mais les archives de l'État, du gouvemement, de la Haganah, de l'armée Tsahal une fois constituée à la fin mai 1948, des partis politiques, ont commencé à s'ouvrir. À la même période, un certain nombre d'archives américaines ou britanniques ont été ouvertes également. Après quelques années de travail, les premiers livres sont sortis, vers 1984, 1985, 1956.
Une deuxième raison pour laquelle le travail de ces historiens s'oriente vers une révision de l'histoire traditionnelle de ces guerres : ces années sont celles de l'invasion du Liban, première guerre ouvertement illégitime aux yeux de la grande majorité des Israéliens, et donc des historiens, des intellectuels. Il y a aussi la pré-Intifada et, après 1987, 1'Intifada elle-même. Tous ces historiens se trouvent donc dans un contexte où le problème palestinien qu'ils étudient, depuis ses origines, revient au tout premier plan. Et certains d'entre eux vont être amenés, dans le cadre des échanges entre intellectuels israéliens et palestiniens, à côtoyer de plus près ces historiens palestiniens dont ils pensaient jusque-là que les thèses étaient essentiellement de la propagande. Il y a à la fois un mouvement de recherche et de dialogue ; ils s'aperçoivent que ce qu'ils découvrent dans les archives corrobore très largement les thèses de ces historiens palestiniens.
Tout le travail de ces historiens est donc connu du public israélien dès la seconde moitié des années 1980. Le problème (c'est pourquoi je publie ce livre) est que tout cela n'est pas connu du public français. Pour des raisons sur lesquelles on peut se perdre en conjectures, je constate qu'aucun des livres qui portent sur la guerre de 1947-1949 n'a eu l'heur de plaire aux éditeurs français et donc d'être traduit et diffusé en France.

I. A. : Ces historiens, écrivez-vous, dissipent une série de mythes …
D. V.
: Oui, des mythes fondateurs du point de vue de l'histoire israélienne officielle, à partir desquels s'est créée cette espèce de bonne conscience israélienne à l'égard du problème palestinien qui a duré au fond jusque dans les années 1970. On peut distinguer trois mythes essentiels. Le premier, extrêmement important, est l'idée selon laquelle, en 1947-1948, Israël serait un petit David face à Goliath, c'est-à-dire un État en gestation, très faible, très mal armé, très peu nombreux en termes démographiques, faisant face à un monde arabe gigantesque, puissant, prêt à l'écraser. Tous les " nouveaux historiens ", sans exception, ont à ce sujet un point de vue absolument commun. D'abord sur les rapports de force réels au plan militaire. Benny Morris dit très bien que la carte qui montre un tout petit Israël dans un immense océan arabe n'est significative que sur le plan purement géographique et éventuellement démographique. Mais quand on examine les chiffres, on s'aperçoit que du 29 novembre 1947 au dernier armistice, les forces israéliennes ont toujours eu une supériorité très nette qui n'a été qu'en s'accroissant.
C'est vrai de la période de la guerre civile judéo-arabe où, même si l'on totalise l'ensemble des forces des milices palestiniennes et de l'armée dite " de libération " de Fawzi al-Qawuqji qui vient les aider, à partir de janvier 1948, on est très loin des forces de l'armée - à l'époque clandestine -israélienne, c'est-à-dire de la Hagana, du Palmach, du Mapam, de 1%goun, du groupe Stern, du Lehi ('). Il y a effectivement une très courte période entre les 14-15 mai 1948 et la première trêve, le 11 juin, où les forces, sans pour autant s'équilibrer, sont numériquement assez proches. Même dans cette période, cette égalité apparente est trompeuse. Les moyens de la Hagana et ensuite de Tsahal en armement sont de loin supérieurs à ceux des armées arabes. D'autant plus qu'à partir de la fin mars 1948, les armes tchèques livrées à la demande des Soviétiques arrivent en masse. En outre, on l'a su plus récemment, arrivent des volontaires armés qui participent aux combats, équipent, instruisent, entraînent.
Même dans la courte période où les forces donnent l'impression de mieux s'équilibrer, on est fondamentalement dans une dynamique supérieure pour les forces juives. À partir de la reprise des combats en juillet 1948, le déséquilibre ne cesse de s'accentuer.
À la fin de la guerre proprement dite, on est dans un rapport de forces entre une armée juive qui déploie plus de 100 000 hommes bien équipés, et des armées arabes qui ont du mal à atteindre 25 000 à 30 000 hommes. Il faut ajouter à cela l'élément important de l'entraînement et de la motivation. Les membres palestiniens des milices sont eux dans un désarroi extrême. Ils ont perdu leurs cadres politiques et intellectuels lors de l'écrasement du mouvement de 1936-1939 par l'armée britannique et par la Hagana. Et ils ne sont pas préparés à affronter de tels événements. Cette milice ne compte que quelques milliers de membres. Que la population palestinienne ait été opposée au plan de partage de la Palestine ne fait aucun doute. Mais 5 à 10 000 combattants sur 1,3 million de Palestiniens représente relativement peu. Cela ne signifie-t- il pas - je n'ai pas d'éléments pour y répondre - qu'une dizaine d'années après 1936-1939, et alors que les massacres ont déjà commencé, la population palestinienne considère que les rapports de force, instinctivement perçus, ne permettent pas d'aller à l'affrontement, même si l'idée du partage n'était pas admissible ? Il n'y a d'ailleurs pas de réelle participation de la population aux combats, à l'exception de " Gush Etzion ", près d'Hébron, où a lieu le seul massacre connu de Juifs dont on ne sait d'ailleurs pas le nombre de victimes. La question de l'état d'esprit de la population palestinienne, - population civile, donc, est importante. D'autant que les historiens orthodoxes, ou même pour une part les nouveaux, lorsqu'ils évoquent l'expulsion, la présentent essentiellement comme le fruit d'actions défensives, les forces juives étant attaquées et devant riposter.. Les armées arabes ne savent pas très bien non plus ce qu'elles font là. Deuxième point important pour l'appréciation des rapports de forces, surtout développé par Avi Shlaïm dans son livre Collusion Accross the Jordan : l'avantage stratégique incomparable que détient Israël. En effet, le 17 novembre 1947, Golda Meir - à l'époque Meyerson - rencontre le roi Abdallah sur le Jourdain. Un accord est passé, qui substitue au partage de la Palestine en un État juif et un État arabe et la zone internationale de Jérusalem un tout autre partage où la Jordanie et Israël se partagent le territoire prévu pour l'État arabe palestinien, les Jordaniens se battant pour en avoir le maximum. De plus, cet accord bénéficie le 8 février 1948 du feu vert de Bevin, le Secrétaire du Foreign Office britannique, au Premier ministre jordanien si tant est que la Légion Arabe ne touche pas au territoire prévu pour Israël. Une condition très ferme. À ce propos, notons qu'il y a eu durant près de quarante ans une vision faussée de la politique des Britanniques : ils ne se sont jamais opposés à la naissance de l'État d'Israël ; leur seul objectif, dès lors qu'ils ont pris conscience de la fin de leur mandat sur la Palestine, est d'empêcher la naissance de l'État arabe de Palestine : celui-ci représente alors à leurs yeux un foyer de subversion et de remise en cause globale de leur influence au Proche-Orient. C'est décisif. C'est vrai, comme le soulignent d'autres historiens, la guerre a quand même eu lieu ; mais les dirigeants sionistes tout comme Abdallah savaient que se jouait ce partage-là. Il faut donc bien comprendre qu'il y a d'un côté un Israël uni face à un monde arabe désuni, Égyptiens, Libanais, Irakiens entrant en guerre au moins autant contre les ambitions d'Abdallah que contre Israël. La seule force militaire importante de ce monde arabe est, de facto, " alliée " aux forces juives. Avi Shlaïm le montre très bien : l'accord n'existe plus lorsque la guerre se déclare, mais stratégiquement continue d'exister. La meilleure preuve ? Jamais la Légion Arabe - donc de Transjordanie - ne va mettre le pied sur le territoire prévu pour l'État juif ; il n'y aura jamais de son fait de bataille réelle avec les forces israéliennes. Ce sont les Israéliens qui vont essayer d'attaquer la Légion Arabe à plusieurs reprises pour tenter de s'emparer de Lydda et de Ramleh puis de Latron. Lorsque la guerre se déplace sur le front égyptien et que l'armée israélienne s'attaque aux forces égyptiennes au sud d'Israël - en passant sur le territoire égyptien - l'armée d'Abdallah ne tente pas la moindre opération de diversion. On sent comme une complicité stratégique entre la Légion Arabe et Israël.
Une exception : Jérusalem. Jérusalem, zone internationale, n'était donc pas partie prenante de l'accord. Il était donc logique que l'on s'affrontât pour la ville. Et dans ces affrontements, ce n'est pas l'armée israélienne qui gagne …
Le mythe du David contre Goliath, mythe qui survit durant des décennies, est donc faux, dès cette guerre.

I. A. : Le deuxième mythe battu en brèche, comme vous le soulignez, concerne l'après-guerre et un " refus arabe " de la paix …
D. V.
: Plusieurs travaux, et en particulier ceux d'Ilan Pappe, nous amènent à revoir totalement cette idée reçue. Il montre en effet qu'une telle vision contredit les faits. Israël ne vient à la Conférence de Lausanne, organisée par la Commission de Conciliation sur la Palestine elle-même nommée par l'Assemblée générale des Nations-Unies, que pour une raison : faire montre de sa bonne foi et être admis comme membre des Nations-Unies, malgré un certain nombre de résistances, notamment à cause de l'expulsion. Pour cette raison, Israël va à Lausanne et signe un protocole qui à la fois réaffirme le plan de partage de la Palestine, donc le droit à l'existence d'Israël et le droit à l'existence de l'État arabe, et qui intègre le droit au retour des Palestiniens.
Un marché est passé entre Israël, les États-Unis et l'ensemble du camp occidental sur le thème de l'échange entre cette signature et l'entrée d'Israël aux Nations-Unies. À peine ce protocole signé et Israël admis aux Nations-Unies, c'est terminé. Shlaïm et Pappe citent des dirigeants israéliens le disant ouvertement : leur travail consiste à enterrer le protocole. À ces informations historiques s'en ajoute une autre : il y a eu des propositions de paix importantes de la part des États arabes. C'est encore une fois Pappe et Shlaïm qui le montrent en détail. Le colonel Husni Zaïm, président de la Syrie, propose un plan de paix avec Israël. Il propose aussi d'accueillir entre deux cent et trois cent mille réfugiés palestiniens en Syrie. Je ne dis pas que c'est une bonne solution, mais lui le propose. Ce plan a été quasiment ignoré jusque dans les années 1980. Au lieu de négocier avec Zaïm, Ben Gourion balaie la proposition d'un revers de main. Et lorsqu'en Israël, on commence à se rendre compte que, pour des raisons de crédibilité, on ne peut passer à côté de cela, c'est trop tard : Zaïm a été renversé par un coup d'État.
Il y a eu aussi des propositions de paix égyptiennes en 1949. De même se mène une négociation de paix avec Abdallah, qui finalement n'aboutira pas compte tenu des exigences israéliennes.
On s'aperçoit en fait qu'Israël n'a pas voulu, à Lausanne, aller vers la paix. Shlaïm cite un certain nombre de dirigeants tels Elias Sassoun, qui joue un rôle décisif dans les tractations entre les différents États arabes et Israël à cette période. Il a un moment d'état d'âme où, dans une lettre à l'un de ses adjoints, il énonce clairement que c'est Israël qui bloque tout le processus. On est dans le double langage et donc, au total, à l'opposé d'un double mythe : celui d'un petit David face à Goliath, mais également celui d'un petit État sortant de la guerre et que les États arabes refusent.

I. A. : Vous consacrez l'essentiel de votre livre à un troisième mythe, qui concerne l'exode des Palestiniens. Vous montrez qu'il y a bien eu expulsion. Et vous allez sur cette question plus loin que certains " nouveaux historiens ".
D. V.
: Plusieurs " sous-mythes " ont été construits autour de cette question. Le premier concerne le thème de l'" appel ".
Les Palestiniens seraient " partis " parce qu'on les y aurait " appelés ". Sur ce point, les nouveaux historiens sont unanimes : on n'a aucune trace d'appel de ce genre de la direction nationale palestinienne. Certains rétorquent que tous les papiers n'ont pas été conservés. Les émissions radios, elles, ont toutes été enregistrées et les enregistrements conservés : il n'y a pas le moindre appel des dirigeants palestiniens du Haut Comité arabe.. . Il y a bien sûr quelques appels locaux, dans certaines villes, à la veille de l'assaut des forces juives ; personne ne le conteste. Mais rien à voir avec un appel national. Il n'y a pas non plus d'appel des États arabes. Benny Morris montre au contraire qu'il y a des appels à rester accompagnés de menaces contre ceux qui partent, notamment de sanctions et de confiscation de leurs terres. Des textes cités par Benny Morris sont indéniables et nul ne l'a contesté sur ce point. Les Palestiniens ne sont pas partis volontairement. Dans les tout premiers mois qui suivent le plan de partage - décembre, janvier, un peu moins en février - environ 70 à 90 000 personnes fuient. Il s'agit surtout des Palestiniens les plus riches qui partent se mettre à l'abri à Beyrouth, le temps que la situation se décante. Cela joue, c'est vrai, un rôle important dans la fragilité du moral de la population. Mais rien à voir avec la moindre incitation au départ.
Deuxième thème : personne ne peut plus nier qu'à partir de juillet 1948, Israël se livre à une expulsion systématique. Cela commence avec Lydda et Ramleh. En trois jours, 70 000 Palestiniens sont contraints à fuir manu militari. Suit une série d'opérations d'expulsions en Galilée, dans le Néguev, dans les villes de ce qui va devenir la " bande " de Gaza et au Nord de cette région (ce qu'on appellera ensuite Ashqelon, Ashdod, etc.) Ce sont des opérations massives accompagnées de massacres.
Le débat porte sur la période qui va de décembre 1947 au 1.5 mai 1948. Le 15 mai 1948, la moitié de l'expulsion est déjà accomplie. Sur cette question, le principal nouvel historien israélien, Benny Morris, ne fait que la moitié du chemin que d'autres, comme Ilan Pappe, font jusqu'au bout. Pour des raisons qui m'échappent, Benny Morris à la fois reconnaît qu'existent des traces d'une politique d'expulsion mais il ajoute qu'il ne s'agirait pas d'une politique nationale.
Les traces en question, c'est essentiellement l'analyse du plan Dallet d'offensive de la Hagana à partir de fin mars 1948 qui se poursuit jusqu'à l'intervention des armées arabes et plus tard. Mais ce qui ressort en tout cas de son propos, c'est la volonté d'affirmer qu'il n'y a pas eu d'ordre d'expulsion national et que Ben Gourion, Président de l'Agence Juive jusqu'au 14 mai puis Premier ministre de l'État d'Israël, n'a pas eu en la matière de responsabilité. D'où une série de contradictions dans ses propres citations que je mets en avant dans mon livre. Première contradiction : il suffit de lire le Plan Dallet ; il s'agit sans le moindre doute d'un plan d'expulsion. Deuxième contradiction : non seulement, il y a une série de massacres, et pas seulement celui de Deir Yassin, mais de plus ceux-ci sont utilisés par la propagande juive, puis israélienne pour inciter la population à fuir. Le massacre de Deir Yassin est attribué au Lehi et à l'Irgoun, mais il est clair que la propagande qui s'en suit est utilisée à des fins d'expulsion. Ce qui se passe à Jaffa, à Haïfa, etc., montre une expulsion en marche.
Troisième élément : pourquoi faudrait-il considérer qu'il n'y aurait eu politique d'expulsion que s'il y avait eu un ordre dont on ait la trace ? On peut imaginer, sous réserve de découvertes à venir dans les archives, un ordre formulé. Mais là n'est pas la question. On peut envisager que le consensus politique et idéologique, dans l'appareil politique et militaire juif de l'époque, sur l'idée qu'il faut un État d'Israël aussi large que possible et avec aussi peu d' Arabes que possible, est suffisant pour qu'une politique d'expulsion avec le Plan Dallet se mette en route. Sur cela, du reste, l'ensemble des nouveaux historiens sont d'accord.
Par ailleurs, le refus de Benny Morris d'envisager une politique d'expulsion est contradictoire avec ce qu'il dit de la politique de Ben Gourion depuis 1937 : à partir du Plan Peel qui prévoyait un transfert de population dans le cadre d'un premier partage, Ben Gourion se bat effectivement pour le transfert de population, projet dont l'importance croît dans la pensée sioniste. Le jour où les forces sionistes sont en situation de le faire, le transfert s'opère. Enfin, pourquoi y aurait-il expulsion après juillet, et pas durant les deux mois qui précèdent ? Ce refus d'envisager une politique nationale d'expulsion constitue à mon sens la limite du travail de Benny Morris.

I. A. : À l'expulsion s'ajoute la confiscation des biens palestiniens.
D. V.
: Le travail de Benny Morris est, sur ce point notamment, remarquable : il montre comment Ben Gourion, ses ministres et le fameux Comité du transfert, organisent la dépopulation de toute une série de villages arabes, leur destruction dans un certain nombre de cas, leur rénovation dans d'autres pour accueillir des immigrants juifs, et la façon dont tout cet appareil israélien met en route l'arsenal de lois nécessaires pour confisquer les biens - au sens large - des Palestiniens. La somme de ce qui a été volé est phénoménale. Les Israéliens se sont emparés de trois cent mille hectares, ce qui est considérable, compte tenu de la superficie du territoire ; de milliers de chambres d'habitation, de magasins, d'ateliers. Les kibboutz ont été se servir du matériel agricole qui existait dans les villages palestiniens. La description qu'en fait Benny Morris est saisissante.
Dès lors, comment imaginer que l'on n'ait pas expulsé, mais que de telles méthodes de confiscation soient si vite mises en œuvre pour transférer au plus tôt les biens palestiniens aux nouveaux immigrants juifs ?

I. A. : Vous revenez également, dans votre livre, sur les critiques que formulent les historiens " orthodoxes ".
D. V.
: J'ai d'abord voulu réaliser un travail de synthèse de l'ensemble des recherches actuelles, par thèmes, en les confrontant. J'ai souhaité également discuter un certain nombre de thèses. J'ai de plus, effectivement, consacré un chapitre aux historiens orthodoxes en exposant les raisons pour lesquelles ils contestent les thèses des nouveaux historiens - ou les miennes - et je tente d'y répondre de façon aussi argumentée que possible. J'ai consacré ce chapitre à l'étude de trois grand historiens critiques de ces nouveaux historiens. Le premier est Shabtaï Tevet connu en Israël comme le biographe de Ben Gourion, qui ne s'est pas remis du travail de Benny Morris sur l'expulsion des Palestiniens. Il faut dire cependant que l'une de ses critiques est à mon avis justifiée : Benny Morris ne cite que les sources israéliennes et jamais ou quasiment de sources arabes, alors qu'existent de nombreux témoignages oraux et écrits de Palestiniens. D'où une question : peut-on faire l'histoire de cette période sans maîtriser l'arabe ? Et d'où ce que souligne l'historien palestinien Nur Masalha : " l'histoire et l'historiographie ne devraient pas nécessairement être écrites, exclusivement ou essentiellement, par les vainqueurs ". On pourrait donc aller plus loin. Et sans doute est-il de la responsabilité des historiens, en particulier palestiniens, de recueillir tous les témoignages d'une génération avant qu'elle ne disparaisse. Il y a urgence, et nous aurons probablement des surprises. Au titre des surprises : l'ampleur réelle du massacre de Deir Yassin, le 9 avril 1948. Les historiens palestiniens et israéliens se sont aperçus que le nombre des victimes avoisine cent trente, soit environ la moitié de ce qu'on a toujours écrit, les chiffres de deux cent cinquante étant donnés par le Stern et I'Irgoun, d'après les témoignages dont on peut aujourd'hui disposer, comme une incitation forte à la fuite.
Le deuxième historien orthodoxe, c'est Itamar Rabinovitch qui a travaillé sur la Conférence de Lausanne et conteste les conclusions d'Ilan Pappe et d' Avi Shlaïm sur les occasions de paix perdues ; selon lui, il n'y aurait de toute façon pas eu la paix. Peut-être, mais elle a été rejetée.. . Le troisième grand historien orthodoxe est Avraham Sela qui conteste le travail d'Avi Shlaïm sur la collusion entre Ben Gourion et Abdallah. Mais les arguments qu'il avance ne le montrent pas. En fait, il reprend ce que dit Shlaïm, et ne met pas en débat la nouveauté des thèses. Enfin, je cite la dernière publication en date d'un certain Efraïm Karsh, cité dans certains journaux en France, mais qui relève davantage à mon sens de la polémique de bas niveau, au point qu'il n'a même pas fait l'objet de débat en Israël.

I. A. : Qu'est-ce qui se joue aujourd'hui autour de ce débat dans la société israélienne et avec la publication de ce livre en France ?
D. V.
: En France, il faut en finir avec la censure du fait du travail de ces historiens. Il n'est pas normal qu'en France, à la veille de l'an 2000, on ne puisse prendre connaissance de ces travaux, quitte à les discuter. Après l'étude d'Henry Laurens dans Maghreb-Machrek en 1991, il n'y a pas eu d'étude globale;alors qu'il s'agit d'une remise en cause majeure de la vision qu'on avait de cette période.
Quant à la société israélienne, Joseph Algazy, dans sa postface, montre très bien que ces travaux jouent un rôle central en Israël. On en parle dans les journaux, à la télévision, et c'est bien plus un débat grand public que celui qui peut, par exemple, exister en France sur la période de Vichy. C'est l'un des débats sur le post-sionisme et sur la nécessité de passer de " l'État juif " à l'État de tous les citoyens.
Il y a un autre enjeu dont j'ai pris pleinement la mesure à l'occasion d'un débat au Havre avec Leïla Shahid, déléguée générale de Palestine en France, et Yéhuda Lancry, ancien ambassadeur, actuellement Vice-président de la Knesset. Yéhuda Lancry a admis qu'Israël est né du génocide et de la nécessité pour les survivants d'avoir un État, thèse qui n'est pas nouvelle, bien sûr, mais que cet État avait été bâti sur une injustice, et qu'il fallait rectifier cette injustice autant que faire se peut ; c'est-à-dire, dit-il, créer un État palestinien à côté d'Israël. Il a ensuite développé des souvenirs personnels : lorsqu'il est arrivé du Maroc, il est devenu assez vite maire d'une petite ville, Shlomi, et a eu très vite le sentiment d'un malaise profond en voyant l'église désaffectée, la mosquée détruite, les restes de maisons arabes, comme si l'on vivait sur un fantôme. Mauvaise conscience - plus ou moins consciente - de tous les Israéliens. Pour lui, avec Oslo, le fantôme est réapparu, comme vivant ; le fait de rediscuter avec ce " fantôme " amène à faire le lien entre la nécessité d'assumer 1'Histoire et celle de faire la paix. Cela nous a renvoyé à un débat important : la paix israélo-palestinienne ne peut se faire que sur la base d'un accord. Mais la réconciliation suppose, elle, que les uns et les autres assument leur histoire commune et l'histoire de chacun.
Edward Saïd a accordé une interview à Joseph Algazy pour Ha'aretz dans laquelle il dit : " Nous devons persuader les Israéliens et les Juifs que nous sommes conscients de 1'Holocauste et de ses horreurs et de leur douleur, même si 1'Holocauste ne justifie pas ce qu'Israël a fait aux Palestiniens. Je souligne, ajoute-t-il, qu'il serait obscène de comparer l'extermination de millions de gens et l'expulsion d'êtres humains de leur terre. L'histoire commune des souffrances de tous les êtres humains doit être connue afin qu'ils soient capables de vivre les uns près des autres ". Au fond, cette démarche-là du côté palestinien et arabe appelle du côté israélien et juif une démarche du même type concernant 1948, dans la mesure, en plus, où les choses ne sont évidemment pas symétriques : 1'Holocauste a été le fait des nazis et de leurs collaborateurs, tandis que l'expulsion des Palestiniens est le fait des Israéliens. Raison de plus pour que les Israéliens assument globalement le fait qu'une injustice majeure a été commise à l'égard des Palestiniens, qu'ils ont été expulsés et qu'ils ont droit aujourd'hui à avoir un État à côté d'Israël et à revenir pour envisager peut-être ensuite de vivre ensemble. L'une des raisons principales pour lesquelles les dirigeants israéliens n'ont pas voulu que cette histoire soit révélée, c'est précisément la crainte de la revendication palestinienne au retour, chez eux. On ne peut empêcher que les gens de Haïfa restent, pour des générations, des gens de Haïfa.