Ce sera le cadeau empoisonné d'Ariel Sharon, une guerre de religion larvée sur la terre de France.
Monsieur Sharon remporte l'une de ces victoires dont il a le secret. Derrière lui, l'herbe ne repousse pas. Après l'irruption sur l'esplanade des Mosquées, provocation qui devait fatalement embraser la région, ce qui reste des territoires palestiniens disparaît.
Cynique, il se présente en défenseur du monde libre.
On se demande de quelle manière il le défendait à Beyrouth, devant les charniers où des vieillards, des femmes et des enfants agonisaient par milliers.
On aurait souhaité qu'une voix s'élève en France pour dénoncer l'imposture. Atterré, M. Chirac découvre qu'une tragédie se déroule en Palestine. Il condamne - équilibre électoral oblige - le terrorisme, injustifiable "dans tous les cas". Les Français ont-ils oublié qu'il existe des situations (1940-1944 chez nous) où le terrorisme devient l'ultime recours des peuples opprimés ? Se rappellent-ils que les sionistes n'hésitèrent pas (1947-49) à recourir aux attentats sanglants ? Combien parmi nos intellectuels, aujourd'hui révoltés par ces méthodes, les approuvaient quand le FLN les employait dans sa lutte pour l'indépendance ? Comment, par ailleurs, mettre sur le même pied la violence de l'armée la plus puissante de la région et les attentats protestataires commis par un peuple déshérité, acculé au désespoir ? Bombes humaines ? Il a fallu des décennies de parjures et d'humiliations pour fabriquer ces desperados. Le terrorisme est la réponse inadéquate, démente et désespérée à une situation d'impuissance et de folie. On ne combat pas le terrorisme avec des tapis de bombes, on le combat par une analyse et des actions politiques. On le réduit en dénouant les blocages. Accepter de chosifier le terrorisme, d'en faire une essence maléfique, c'est renoncer à toute rationalité politique, ce qui revient à l'encourager.
L'élection présidentielle coule dans l'impéritie et, cependant que les candidats échangent des platitudes, la guerre se déchaîne sous nos yeux. Guerre fatale depuis l'assassinat de M. Rabin et l'élection de Sharon. Non seulement la France n'a plus de voix, elle ne possède pas non plus une âme. Cette démission a favorisé l'éclosion d'un communautarisme qui risque maintenant de dégénérer en affrontements sanglants. Ce sera le cadeau empoisonné d'Ariel Sharon, une guerre de religion larvée sur la terre de France. Quand on abandonne la république pour le marché, on récolte des exécrations de basse-cour.
On a feint de tenir pour un formidable progrès le fait que le Conseil de sécurité de l'ONU ait voté une mention reconnaissant le droit, pour les Palestiniens, à posséder un Etat, expression légale d'un territoire.
Faut-il rappeler que les Palestiniens ne sont pas des apatrides ? Que, pourchassés et massacrés, ils s'accrochent à leur sol depuis plus d'un demi-siècle ? Que ce qui a été célébré comme un tournant de la politique américaine est en réalité une concession de façade, le prix dont M. Bush accepte de payer la complaisance des gouvernements arabes pour sa croisade contre "l'axe du Mal", degré zéro de la réflexion politique ?
La promesse d'un Etat palestinien est un leurre, les territoires autonomes en sont un autre. Eclatés, séparés les uns des autres, on les a troués de colonies, donjons d'une occupation sournoise. Quand les Américains ont-ils protesté devant ces entorses humiliantes ?
Quand ont-ils... ?
Dans le court terme, les Israéliens les plus extrémistes exulteront ; à plus long terme, ils risquent de connaître un réveil cruel. M. Sharon vient, pour longtemps, de rendre impossible toute réconciliation avec les peuples arabes. Il a fondé une mémoire de la haine. Pense-t-on que, dans cet Orient compliqué, de Gaulle eût laissé s'accomplir sans parler ce qui est pis qu'un crime, une faute ? On m'objectera que les mots ne guérissent pas ; ils tuent, ils réveillent parfois. Faute d'armées, la France conservait la générosité et la chaleur du verbe.
Il n'y a plus de France, il reste des Français. C'est à eux que je parle, à ceux du moins qui voudront bien m'entendre. Je suis écrivain, rien qu'écrivain. Ma plume est ma seule arme.
Je proteste contre la lâcheté de nos gouvernants, qui nous enfoncent dans la honte. Je proteste contre l'insulte faite à la France. Je proteste contre l'idée que ces candidats d'opérette se font de leur peuple. Nous ne méritons pas pareille indignité, nous valons mieux que leur mépris. Nous ne sommes pas si étriqués, si égoïstes et si mesquins qu'ils le prétendent. Nous attendons un langage de force et de vérité. Nous voulons retrouver confiance en nous-mêmes.
Les Palestiniens ne sont en rien responsables des crimes de Hitler, s'ils n'en finissent pas de payer le prix de notre remords. Il est temps de leur rendre leur dignité de victimes.
"Vous vaincrez parce que vous avez la force, vous ne convaincrez pas, car il vous manque la raison." Ces paroles, Miguel de Unamuno les jeta, en pleine guerre civile, à la face des généraux franquistes. Elles conservent leur pertinence, elles gardent leur dignité.
Michel Del Castillo, né en 1933, à Madrid, d'un père français et d'une mère espagnole, est écrivain. Il a obtenu le prix Renaudot en 1981.
Article paru dans Le Monde du 3 avril 2002 .