QUELLES leçons tirer de la récente crise du Golfe ? Au moins trois. La première c'est que, dans un monde uni-polaire, les Etats-Unis, conscients d'être le plus fort des pays qui composent le système international, sont tentés d'exercer leur hégémonie de manière autoritaire. Ils essayent de marginaliser les Nations unies, ce système mis sur pied en 1945 et au sein duquel des puissances de taille semblable s'équilibraient.
L'Amérique subjugue le monde comme nul empire ne l'a fait dans l'histoire de l'humanité. Elle domine les cinq sphères de la puissance : politique, économique, militaire, technologique et culturelle. C'est pourquoi, après sa victoire dans la guerre du Golfe (1991), Washington a proposé d'édifier un « nouvel ordre mondial » façonné à son image. Avec des accents prophétiques, le président George Bush déclara alors : « Les Etats-Unis sont appelés à conduire le monde hors des ténèbres et du chaos de la dictature vers la promesse de jours meilleurs. »
Cette volonté d'exercer de fait le leadership mondial, d'intervenir dans les crises et de faire pencher les choses du côté le plus favorable à leurs intérêts, n'a cessé de se confirmer avec le président William Clinton. « Les Etats-Unis estiment être investis d'une mission qu'ils se sont donnée à eux- mêmes, par leur poids sur l'échiquier mondial, constate M. Hubert Védrine, ministre français des affaires étrangères. Nous sommes devant un phénomène d'hyperpuissance (1). »
Et la secrétaire d'Etat, Mme Madeleine Albright, a rappelé, à l'occasion de la confrontation avec l'Irak, qu'elle représente « une Amérique convaincue d'avoir bel et bien des responsabilités globales, ce qui signifie que lorsque nous pouvons changer les choses, nous devons le faire (2) ». Sans passer par l'ONU, dont Washington, en refusant la réélection de M. Boutros Boutros-Ghali en 1996, a imposé que le nouveau secrétaire général ne soit pas un politique : « Le secrétaire général de l'ONU, exigea Mme Albright, doit être seulement un administrateur. Il est possible que dans une prochaine étape de l'histoire il ait un rôle plus politique, mais pas pour les cinq ans à venir (3). » L'ironie de l'histoire veut que cet « administrateur » soit M. Kofi Annan, lequel vient de démontrer, en signant l'accord de Bagdad du 23 février, la nécessité du politique... et des Nations unies.
Deuxième leçon : les Etats-Unis ne disposent d'aucune stratégie globale pour le Proche-Orient. Washington reste déterminé à bombarder Bagdad, mais semble incapable d'expliquer l'objectif politique de cette frappe. La situation actuelle dans le monde arabe diffère pourtant de celle de 1991. La brutalité de l'embargo imposé à Bagdad (un enfant irakien en meurt toutes les six minutes, depuis sept ans...) et les bombardements successifs américains de 1992, 1993 et 1996 donnent l'impression d'un acharnement anti-irakien, dont les principales victimes sont civiles.
PAR contraste, l'attitude des Etats-Unis apparaît d'une exceptionnelle mansuétude à l'égard d'Israël, pays qui continue d'occuper, au mépris des lois internationales, une partie du Liban, de la Syrie ainsi que des territoires de Gaza et de Cisjordanie, en plus de Jérusalem-Est ; un pays dont le gouvernement de M. Benjamin Nétanyahou, indifférent aux protestations, a paralysé les négociations de paix avec les Palestiniens et poursuivi la colonisation ; un pays enfin qui possède toutes sortes d'armes de destruction massive (chimiques, biologiques et atomiques), viole depuis trente ans toutes les résolutions de l'ONU le concernant. Et n'a jamais été puni. Au contraire, Washington continue de lui accorder, chaque année, une aide de 3 milliards de dollars.
Cela est ressenti comme une profonde injustice par l'opinion publique arabe, qui, par contraste, exprime de plus en plus fort sa sympathie à l'égard de l'Irak. Les intellectuels les plus influents, sans ignorer que le régime de Bagdad est une dictature fondée sur la terreur et la répression, ont pris la tête d'une croisade de solidarité avec la population irakienne. Redoutant la puissance de ce mouvement (et pour protester contre l'intransigeance du gouvernement israélien), la plupart des dirigeants de la région ont refusé de s'associer au projet de bombardement de l'Irak. Celui-ci aurait provoqué, un peu partout, des manifestations anti-américaines de très grande ampleur. Et, dans un monde arabe où n'existe aucune véritable démocratie et où les dirigeants en place sont parmi les plus anciens de la planète, cela aurait sans doute entraîné la déstabilisation de plusieurs régimes, en particulier les plus proches de Washington ...
Troisième leçon enfin : l'Europe n'existe pas. Sa politique extérieure et de sécurité commune est un fantôme. La démonstration en a été fournie à l'occasion de cette crise. Dès le 3 février, sans consulter les autres Etats européens, les Britanniques = qui président l'Union ! = emboîtaient le pas aux Etats-Unis et annonçaient qu'ils participeraient au bombardement de l'Irak. Peu à peu, et en ordre dispersé, la plupart des Quinze, à l'exception notable de la France, allaient s'aligner sur cette position belliciste et faire passer la solidarité à l'égard de l'OTAN avant leurs propres intérêts européens.
La guerre dans le Golfe a pu être évitée. Pour combien de temps ? En attendant les prochaines frappes, ces trois leçons sont à méditer.
Ignacio Ramonet
Publié dans Le Monde Diplomatique de mars 1998