Plus rien ne sera-t-il comme avant le 11 septembre ? En dépit du titre catégorique donné à son essai - J'ai vu finir le monde ancien -, Alexandre Adler reste prudent. L'auteur de tant de chroniques fulgurantes se dit "perplexe", ses conclusions sont "provisoires". Mais même s'il va jusqu'à qualifier certaines de ses réflexions d'"élucubrations", il estime que le 11 septembre a révélé la sombre face cachée, l'envers de notre monde global.
Sans employer le terme de "clash des civilisations" entre l'Islam et l'Occident, l'essentiel de ses préoccupations et de ses réflexions tourne autour de ce risque. Il se demande si les Etats-Unis en premier lieu, nous avec, et Israël - pour lui c'est tout un - sont condamnés du fait de l'islamisme à un conflit radical, à un affrontement sans fin avec le monde arabo-musulman. C'est pour lui aujourd'hui le problème essentiel. Les objections à ses analyses ne manqueront
pas. Quand il dépeint une Al-Qaida, omniprésente, et rappelle son bilan et ses projets supposés, il n'est pas avare de "il est possible que", "probablement", cela "pourrait" s'être passé ainsi, etc. Les spécialistes et les experts contesteront sans doute un certain nombre de points dans ces 336 pages. Et on pourra aussi trouver Alexandre Adler bien compréhensif à l'égard des politiques des droites israélienne et américaine sur le conflit israélo-palestinien. Mais, alors que ces prémices, cette inquiétude et un certain air du temps auraient pu conduire l'auteur à une vision manichéenne des rapports Islam-Occident, ramenés à la seule lutte contre le terrorisme, Alexandre Adler résiste à cette tentation. Il déploie toutes les ressources de son érudition, de son intelligence et de son talent pour analyser, certes, les forces fanatiques qui sont à l'uvre au sein du monde musulman, mais surtout pour y détecter les influences opposées, bénéfiques et modernes. Pour relativiser le danger, il rappelle l'impossible unité du monde arabo-musulman, les différences et les tensions entre les Arabes et les autres peuples musulmans, entre les musulmans sunnites et les chiites, entre le centre et le pourtour de ce monde, et même entre les principaux pays arabes.
Puis, passant en revue les "grandes plaques tectoniques du monde arabe", il soupèse les chances des réformateurs en Egypte, en Syrie, au Maghreb, en Arabie saoudite. Il attend beaucoup de la stratégie du prince Abdallah d'Arabie saoudite. Au bout du compte, il conclut lucidement et courageusement à ce sujet que la "lutte contre Ben Laden c'est d'abord la lutte pied à pied, dans chaque pays, dans chaque ville, pour arracher la population à sa misère, au désespoir, à la violence". Et il a raison d'ajouter : "Ce surgissement d'archaïsme métaphysique (celui d'Al-Qaida) ne pourra être terrassé que par l'émergence d'un réalisme politique puissant et potentiellement démocratique dans les principales régions du monde musulman." Il serait intéressant, à cet égard, de connaître les réactions d'intellectuels musulmans de la qualité d'Abdelwahab Meddeb (La Maladie de l'Islam) à ces hypothèses et à ces propositions. En revanche, les "petits plans Marshall, boucliers régionaux contre l'islamisme", qu'il évoque, en reprenant quelques idées anciennes de Shimon Pérès, seraient inopérants comme substituts à une solution politique du problème palestinien, mais très utiles pour compléter celle-ci.
Elargissant sa réflexion au-delà de la question Islam-Occident, Alexandre Adler conteste l'idée que les Etats-Unis seraient un empire. C'est excessif, selon lui, si on le compare avec l'hégémonie britannique du XIXe siècle et en raison de l'"amateurisme" et de l'"inconséquence" de la politique étrangère américaine.
Ce disant, il sous-estime, à mon avis, le caractère global et sans précédent de l'"hyperpuissance", fût-elle vulnérable, ainsi que son extraordinaire soft power. En revanche, je crois très justes ses remarques sur la nouvelle et durable conjonction d'intérêts russo-américaine - "le système russo-américain est une des clefs de voûte possible du XXIe siècle" - et sur la caducité de l'OTAN qui va en découler, ainsi que ses aperçus sur l'Asie que les Etats-Unis abandonnent : "L'Asie revient aux Asiatiques" et d'abord à la Chine.
On ne trouvera presque rien dans cet essai sur l'Europe, sauf un pronostic de coup d'arrêt au fédéralisme européen, ni sur la France - à part un ou deux coups de griffes infondés sur sa politique proche-orientale -, un seul mot bref sur la mondialisation qui deviendrait plus "politique" et plus "encadrée" ; rien non plus sur les rapports Etats-Unis/Europe/Japon, ni sur les institutions multilatérales (ONU, OMC ou FMI) : ce n'était pas le propos d'Alexandre Adler qui nous livre là un essai géopolitique classique, brillant, stimulant, souvent discutable - au sens où l'on trouvera intérêt à le discuter -, mais qui a la vertu rare d'esquisser aussi, sur chaque point, des scenarios optimistes.
Pour ma part, je pense que c'est avec la fin de l'URSS, il y a dix ans, en sortant du monde bipolaire, et non pas le 11 septembre, que nous avons changé d'époque. Depuis lors, la globalisation impose partout ses effets destructeurs et prédateurs, que quelques gouvernements tentent de réguler tout en préservant ses aspects créateurs et enrichissants. Que nous a révélé en plus le 11 septembre ? Que les terroristes pouvaient tirer eux aussi profit de la globalisation. Que les Etats-Unis étaient eux aussi vulnérables, comme n'importe quelle autre partie du monde, à des attaques dès lors qu'elles étaient résolues, fanatiques, suicidaires et minutieusement organisées. Cela a été un choc terrible pour ce pays au faîte de sa puissance, et assuré de son invulnérabilité. Déjà, à la fin des années 1950, la révélation que le territoire américain était devenu atteignable par les missiles intercontinentaux russes avait provoqué un traumatisme considérable et une phobie de la vulnérabilité! mutuelle, pourtant fondement de la dissuasion, phobie à l'origine de tous les projets de bouclier antimissiles. De même, le 11 septembre a déjà eu, et aura, des conséquences psychologiques, politiques et stratégiques durables aux Etats-Unis même, dans leurs relations avec le reste du monde - le critère du soutien à la lutte antiterroriste supplantant pour un certain temps tous les autres - et bien sûr, en Afghanistan, en Asie centrale et dans divers pays arabes ou musulmans. Le président Bush est porté par cette onde de choc.
Il n'empêche que tous les autres problèmes - conflits régionaux, écarts de richesse phénoménaux, misère, irresponsabilité écologique, dysfonctionnement des institutions de la prétendue "communauté internationale" - qui faisaient avant le 11 septembre que le monde n'était ni stable, ni sûr n'ont pas disparu pour autant. Le monde ancien se poursuit sous le monde nouveau. Chaque grande réunion de l'ONU, chaque grande négociation, chaque nouveau drame fait rééclater cette évidence. Le discours seriné sur les bienfaits de la mondialisation reste encore sans crédibilité, voire provoquant, pour l'immense majorité des populations de la grande majorité des 192 pays membres des Nations unies. Il en sera ainsi tant qu'elle ne sera pas corrigée.
Peut-il y avoir une gouvernance mondiale ? Comment pourrait-elle être efficace, juste et légitime ? Les propositions abondent : aucune n'est mise en uvre. Il faudra bien un jour que les Occidentaux, même s'ils n'aiment pas être désignés ainsi - qui ne représentent qu'un milliard d'êtres humains sur six, et le milliard le plus riche, qui sermonnent ou sanctionnent les autres -, essaient de comprendre pourquoi leurs valeurs, qu'ils jugent universelles et qui méritent effectivement de le devenir, sont à ce point contestées, contournées, détournées ou vidées de leur sens. Et là, on retrouve le malentendu ou le face-à-face Islam-Occident. Il ne faut pas se tromper : si la lutte contre le terrorisme devait devenir la seule politique occidentale envers les arabo-musulmans et absorber toutes les énergies américaines et européennes, il y aurait des succès militaires et policiers, mais en même temps une dégradation constante de la relation politique et humaine Islam-Occident.
Dans ce contexte, la création rapide d'un Etat palestinien viable à côté d'Israël, les deux cohabitant en sécurité, ne réglerait pas tout, mais renverserait cette tendance. En outre, il est urgent de désamorcer à l'intérieur de l'Islam bien sûr - et c'est aux musulmans ouverts de s'engager -, mais aussi en Occident - voyez Oriana Fallaci - ce qui peut conduire à un clash Islam-Occident, hélas moins impensable qu'on ne le croit. Un aimable et académique dialogue des cultures, qui n'est trop souvent qu'un complaisant dialogue de sourds, n'y suffira pas.
"Face à l'islamisme, écrit Adler, à la superpuissance américaine et à l'alliance américano-russe, émergera une voie nationaliste arabe qui peu à peu installera une démocratie incipiente, pour adopter un néologisme anglais, démocratie du seuil." Enrichissant la féconde controverse qui se développe aujourd'hui à ces sujets, les réflexions vivifiantes d'Alexandre Adler, qui viennent au bon moment, devraient inciter les Européens à soutenir mieux qu'ils ne le font les courants "réalistes" et "potentiellement démocratiques" dans le monde arabe.
Hubert Védrine est ancien ministre des affaires étrangères.
(LE MONDE)