François XAVIER


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MAHMOUD DARWICH,

LA CONSCIENCE DU POETE

Parce qu'un homme a des devoirs et qu'un poète est avant tout un être humain, il a le devoir de mémoire. Il est la conscience des siens, la voix des citoyens, le cœur même du pays. Le poète a toujours été, est et restera le véritable homme politique de notre société. Car lui seul sait ce que vie et ressent le peuple, son frère. Lui seul peut parler, prophétiser, légiférer, car il vit avec ses semblables au cœur même du quotidien. Et s'il écrit des mots et raconte des histoires que les gens normaux ne comprennent pas, c'est peut-être justement parce que le monde marche sur la tête.

Mahmoud Darwich est palestinien. Il est poète. Il se bat donc avec ses armes.
Politiquement engagé dans le long combat pour la reconnaissance de son peuple, il a choisi les chemins de la vérité, donc de la dissidence puis de l'exil.
Né en 1942 en Galilée, il devient très vite un " réfugié " dans son propre pays. Contraint de vivre en résidence surveillé durant de longues années à Haïfa, il décide de quitter la Palestine occupée en 1970 pour Le Caire, puis Beyrouth où il partagera la vie d'expatrié de plus de 328 000 palestiniens, dont 52% entassés dans des camps. La guerre l'en chasse en 1982. Il fuit de nouveau, non pas à Tunis où l'OLP se réfugie, mais à Paris où il réside aujourd'hui.
Mahmoud Darwich est considéré comme l'un des chefs de file de la poésie arabe contemporaine, avec Samih Al Qassim, son frère spirituel qui vit en Israël, à Haïfa, et dirige la maison d'édition Arabisk. Il anime également l'une des principales revues littéraires du Moyen-Orient, Al-Karmel.
Intransigeant avec l'idée même du droit à l'autodétermination du peuple palestinien, il a été la conscience de l'OLP, en officiant comme Ministre de la Culture, mais confronté aux volte-face de son chef suprême, Yasser Arafat, il a préféré quitter l'organisation, refusant de cautionner la perte de l'identité palestinienne lors des innombrables tractations qui ont abouti au traité de paix signé avec Israël.
Mahmoud Darwich invoque la liberté pour les Palestiniens de revendiquer la Palestine pour patrie. Il souligne surtout l'intransigeance du peuple hébreu à ignorer son appel, lui qui fut jadis celui du Livre et, à ce titre, rejeté, persécuté et voué à l'extermination. Il veut croire que les hommes libres, au-delà des clivages politiques, seront porteurs d'un avenir de justice et de paix.

Recouvrant sa liberté de parole, le poète n'a pas manqué de critiquer les accords d'Oslo, prédisant les manquements d'Israël, le non-respect du calendrier, etc. Oubliant la politique de salon, Mahmoud Darwich a consolé sa peine et son amertume en trempant sa plume dans l'encre de son cœur. Il refuse de capituler, d'admettre l'impossible :
Je meurs d'espoir
D'embrasement je meurs
Je meurs pendu
Egorgé je meurs
Mais je ne dis point :
Notre amour est fini et mort
Non
Notre amour est impérissable


Il nous offre sa poésie, ce chant infini qu'il adresse à son peuple pour l'aider à trouver la force de résister, de vivre ; mais aussi aux hommes libres qui sont venus occupés sa terre natale. C'est un chant d'amour et d'espoir qui quémande de " garder en mémoire un peu de poésie pour arrêter le massacre ". Oui, Mahmoud Darwich nous délivre une musique universelle destinée à ses frères palestiniens disséminés par delà les frontières, mais pas seulement : il s'adresse aussi et surtout au peuple juif et fait appel à sa mémoire, à cette conscience de vie enfouie sous les années de malheur et qui oublie aujourd'hui la justice et son âme propre. Dénonçant sans rejeter l'intrus qui a colonisé sa terre, il oppose son verbe aux arcanes de la politique et de la force pour essayer d'apporter un peu de sérénité, un baume sur les plaies de ses frères :
Que celui qui a édifié cette muraille soit mon ancêtre
Ou mon ennemi
Que celui qui a baptisé cette ville
Soit un chevalier
Un amoureux
Ou personne
Que les yeux du jasmin
Gardent les secrets depuis l'apparition d'Eve
Que m'importe, à moi
L'égaré entre ciel et pierres
Un espace
Où je n'ai pas fait voler mes nuées de pigeons
Où je n'ai pas fumé mes rêves
Et chassé la lune ?
N'est pas arbre toute branche qui n'a pas imité mes premiers
Jeux et n'a point écorché mes mains
Qu'importe
Rien ne fait vibrer l'âme en ce lieu.


Mahmoud Darwich souffle ce rythme si particulier aux poèmes orientaux sur ses narrations, tantôt souple et léger, en vers courts, précis, détaillant au scalpel les sentiments, les rêves, détachant chaque événement pour le rendre unique, dénonçant les réactions violentes parfois de ces hommes à l'esprit en perdition ; où alors, la violence explose en quelques mots, primaire, crue, elle entraîne tout sur son passage, retournant l'âme et le cœur du lecteur qui, piqué devant sa page comme un papillon dans une vitrine de collectionneur est impuissant à réagir, mais apte à subir la tempête du récit : Il y a des morts qui sommeillent dans des chambres que vous bâtirez. Des morts qui visitent leur passé dans les lieux que vous démolissez. Des morts qui passent sur les ponts que vous construirez. Et il y a des morts qui éclairent la nuit des papillons, qui arrivent à l'aube pour prendre le thé avec vous, calmes tels que vos fusils les abandonnèrent. Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu'ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts.

Mahmoud Darwich, en conteur avisé, sait aussi faire souffler le vent tiède de la passion d'un être épris jusqu'à la folie de sa terre natale. Une bise amère, douce et parfois habitée de relents fétides où la compassion n'a de cesse d'essayer de comprendre l'incompréhensible. Pourquoi les victimes d'hier deviennent-elles les bourreaux d'aujourd'hui ? La voix du poète s'élève au-dessus des charniers pour énoncer à la criée sa requête : pourquoi ne peut-on pas " abréger l'éternité de l'exil " ?
" Mon enfant. Tout ici
Ressemblera à quelque chose là-bas
Nous serons à notre image dans les nuits, et
L'étoile éternelle de la ressemblance nous consumera "


Cinq poèmes composent un chant de la lucidité et de l'appel à la justice. Mahmoud Darwich l'a très habilement intitulé Discours de l'homme rouge. Il met en scène l'Indien d'Amérique aux prises avec l'homme blanc. Travail précis du poète qui utilise la métaphore ponctuée d'un regard vers la religion en paraphrasant le Coran : " Vous avez un monde, et nous, un autre ". Dans le texte sacré, le croyant dit au non-musulman : " Vous avez une religion et j'en ai une autre. "
Ce texte prend, ces jours derniers, une ampleur considérable à la vue des relations israélo-palestiniennes qui se dégradent un peu plus chaque matin. Après la remise en question des accords d'Oslo et de la signature du traité de Washington, après les tracts insultants présentant le Prophète en porc (double insulte suprême envers la religion musulmane puisque la représentation physique de Mahommet est interdite, et que le porc est considéré comme l'animal impur par excellence) qui ont abouti à la reprise des attentats suicides, il est de plus en plus évident que le chemin de la paix est encore long et semé d'embûches.
Pour Mahmoud Darwich la seule réponse est celle du cœur :
Là-bas, dans ce lointain recoin, je vois la cavale qui s'élance depuis les dithyrambes des anciens Arabes. Cavale qui cherche querelle à l'inconnu, à la langue. Cavale qui se jette depuis cette perle de lumière dans un champ ouvert par cet accord de guitare appelant aux noces des chevaliers morts. Coupoles, minarets, tours, étendues qui suivent l'ombre amoureuse, qui suit l'élan des lances tendues. Je tournerai le dos aux poignards pour caresser l'écume de la montagne, je tomberai dans les escarpements de la mort haute, escorté de menthe et d'éclats, gardiens de cet espace où l'on ne peut faire deux pas. L'amour, c'est que tu hésites. L'amour, c'est que j'ajoute encore à cette offrande de l'esprit. L'amour, c'est que je n'entende plus, de toi, que gémissements. (..)

Mahmoud Darwich se bat avec le langage des mots : sa poésie n'est pas militante. Elle n'en est que plus efficace car elle dépasse de loin tous les discours politiques. Au sein de la classe politique palestinienne comme au sein d'Israël, les conflits sont légions. L'Autorité Palestinienne est accusée de faire le jeu du Fatah, le principal parti - soupçonné de corruption - dont Arafat est le leader charismatique, tandis que les juifs se déchirent entre ashkénazes et séfarades, ces derniers, originaires d'Orient, accusant leurs frères de l'Est de monopoliser l'appareil de l'état et de mettre à l'index les orientaux.

Mahmoud Darwich prêche pour l'amour des peuples dans le désert hypocrite de la politique internationale. Sa poésie est un chant d'amour pour tous ceux qui souffrent, écrit par un homme qui vit, mange, boit, voit comme un poète : il est exigeant, avec colère et émotion, ne supportant plus l'injustice et n'ayant plus qu'une finalité, naïve mais juste : l'amour.
C'est en quelque sorte un visionnaire qui ne supporte plus les blessures et n'en peut plus de rédiger des éloges funèbres pour ses amis. Après l'assassinat à Paris, en août 1978, du représentant de l'OLP, Izz-eddine Kalak - dont on retrouvera le fantôme dans le récit sur le mois d'août 1982 à Beyrouth - , Mahmoud Darwich écrivit un très beau texte en précisant son désir " qu'il soit le dernier " …
On peut se demander quel homme il serait s'il n'avait pas subi l'humiliation de l'occupation, s'il n'avait pas connu l'exil et la disparition de nombre de ses amis, assassinés hors des territoires occupés ou tués au combat. Aurait-il écrit de si beaux chants, si plein de douleur et de désespoir, aurait-il crié ses complaintes dans un lyrisme si particulier et, parfois, mystique ? Car pour lui, " la terre se transmet comme la langue " ; et il sait, que quelque soit le devenir de l'Histoire, il ne doit pas oublier ses frères de terre qui, sur " la crête des vagues de la mer et du désert, brandissent une île pour exister ".
La force du désespoir naît du quotidien de l'exilé qui refuse sa condition :
" Jamais nos exils ne furent vains, jamais en vain nous n'y fûmes envoyés. Leurs morts s'éteindront sans contrition. Aux vivants de pleurer l'accalmie du vent, d'apprendre à ouvrir les fenêtres, de voir ce que le passé fait de leur présent et de pleurer doucement et doucement que l'adversaire n'entende ce qu'il y a en eux de poterie brisée. Martyrs vous aviez raison. La maison est plus belle que le chemin de la maison. En dépit de la trahison des fleurs. Mais les fenêtres ne s'ouvrent point sur le ciel du cœur et l'exil est l'exil. Ici et là-bas. Jamais en vain nous ne fûmes exilés et nos exils ne sont passés en vain.
Et la terre
Se transmet
Comme la langue "

Obligé de cohabiter sur d'autres terres avec d'autres frères, les querelles furent légion au sein de ce monde arabe si fier, si pressé de s'entredéchirer. Mahmoud Darwich est conscient des malheurs que son peuple causa de part les pays d'accueil, et il se souvient surtout du drame libanais, ce pays meurtri par plus de dix ans de guerres fratricides alimentées par tous ceux à qui l'instabilité du pays du cèdre permettait de préserver leur souveraineté. Beyrouth, située entre mythe et épopée, jadis ville idyllique, creuset de culture et carrefour de tous les peuples, a plié sous le poids des haines et des calculs politiques. Adieu donc le rêve de modernisation arabe, adieu ville-lumière … Beyrouth, témoin de mon cœur je quitte ses rues, me quitte moi-même poursuivant un poème qui n'en finit pas et je dis : mon feu est inextinguible, des pigeons se sont posés sur les constructions.
Paix sur les débris !

Un livre, Une mémoire pour l'oubli, relate le pire cauchemar de la guerre du Liban, le mois d'août 1982. Tsahal fait le siège de Beyrouth. Dans cet enfer pavé de morts et de feu, chaque instant de vie revêt une importance capitale, chaque petit plaisir est unique car la proximité intime de la mort exacerbe les sens. La vie prend une autre forme, paradoxalement, plus belle encore : la préparation et la consommation d'un café oriental prennent la dimension d'un rite fondateur.
Comment faire pénétrer l'odeur du café dans mes cellules, tandis que les obus s'abattent sur la cuisine ouverte au-dessus la mer, répandant des senteurs de poudre et la saveur du néant ?
Le poète dépasse alors les limites de la conscience politique et va au-delà des portes de la ville assiégée qu'une poignée de feydain défend face aux légions du général Ariel Sharon. Inlassablement il s'interroge sur le devenir du monde si Beyrouth meurt. Et inévitablement il ne répond pas à son amante juive qui le questionne sans relâche : M'aimes-tu ou ne m'aimes-tu pas ? car seules les questions posent d'autres questions : Pourquoi ton aïeule Sara rejeta la mienne, Hajar, au désert ?
Dans ce récit pétri de sensualité et d'inquiétude, Mahmoud Darwich dépeint Beyrouth et le monde arabe d'une autre couleur que celle mainte fois présentée par les occidentaux en mal de se justifier.
Question : Est-ce un miroir ?
Réponse : Autant qu'il est donné à une vague de devenir rocher.
Question : Est-ce un chemin ?
Réponse : Autant qu'il est donné au poème de devenir rue.
Question : Ment-elle ?
Réponse : Quand l'homme se met à croire à l'incroyable.


Comment faire face à un état subventionné qui reçoit chaque année deux milliards de dollars de garantie bancaire allouée par Washington, en sus des nombreuses aides et subventions de plusieurs centaines de millions de dollars chacune. Comment espérer que le pot de terre gagne contre le pot de fer ? Et comment exister si Israël n'a aucune intention réelle d'appliquer les accords d'Oslo ? Comment survivre sous le joug sioniste qui se prépare à instaurer un bantoustan ? Comment lutter contre les bulldozers ?
Si nous comparons l'étude de la société d'Afrique du Sud pendant les années noires de l'apartheid et les actions de Tsahal, nous pouvons établir une corrélation dangereusement similaire. En effet, les résultats du dispositif territorial instauré par l'état hébreu, les contraintes policières (et les vexations et autres humiliations que font subir les garde-frontières : le 10 août 1997, une jeune palestinienne enceinte s'est vue refusée l'entrée à Ramallah ; elle a du accoucher au poste frontière dans le dénuement le plus complet) qui s'opposent à la libre circulation et au libre établissement des personnes et des biens, mettent au grand jour les traits évidents d'une volonté de ségrégation et de parcellisation qui doit mener non pas à la paix mais bien à la transformation des Palestiniens en un peuple étranger sur sa propre terre et statutairement inférieur.
C'est pour dénoncer cet état de fait que Mahmoud Darwich a démissionné de l'OLP. Par son geste il a voulu en tant qu'homme, au-delà des clivages politiques, dénoncer les conditions de vie de ses frères. Il a donc repris la plume pour dire la vérité : devoir sacré du poète qui se fond avec elle jusqu'à ne faire plus qu'un pour être ainsi plus fort pour affronter la compromission. S'il n'en reste qu'un, il sera celui-là ! D'ailleurs, n'avait-il pas dit maintes fois qu'il quitterait la table des négociations si l'on bradait la terre de Palestine ? Ou si l'avenir du statut de Jérusalem était écarté des discussions pléniaires ? Mahmoud Darwich ose se demander " Combien d'années dresserons-nous encore nos morts miroirs d'une douce énigme ? / Combien de fois ferons-nous ployer les blessés sous les montagnes de sel pour trouver les commandements ? "
Et l'amour dans tout ça ? Mahmoud Darwich aurait tant aimé nous parler que d'amour, dans un lyrisme exalté ou en soufi - mystique -, mais la nostalgie est la plus forte, et si l'espoir demeure, il devra affronter le monde pour que la justice soit rendue aux Palestiniens - à tous les Palestiniens ! - afin que l'âme du poète puisse enfin être déchargée du " devoir de poésie face aux amis disparus ".

POURQUOI AS-TU LAISSÉ LE CHEVAL A SA SOLITUDE ?, Actes Sud, 1996
UNE MÉMOIRE POUR L'OUBLI, Actes Sud, 1994
AU DERNIER SOIR SUR CETTE TERRE, Actes Sud, 1994
POEMES PALESTINIENS : CHRONIQUES DE LA TRISTESSE ORDINAIRE, Le Cerf, 1989
PLUS RARES SONT LES ROSES, Les Editions de Minuit, 1989
PALESTINE MON PAYS, Les Editions de Minuit, 1988
RIEN QU'UNE AUTRE ANNÉE, Les Editions de Minuit, 1983