François XAVIER


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Une île au cœur du monde

L'actualité d'aujourd'hui nous impose des parallèles, des comparaisons, des jugements de valeur ; comme si nous n'étions pas capables, seuls, d'analyser et de comprendre ce que nous voyons, ce que nous vivons. Soit. Je prends donc le risque de pousser dans le sens commun, moi qui abhorre la pensée unique. Mais si je le fais c'est aussi - et surtout - pour mettre en lumière les pensées d'hier car à trop vivre avec notre temps on en oublie la juste vérité. Oui, notre temps est mondialiste, internationaliste et surtout pressé d'aboutir. A quoi ? sommes-nous en droit de nous demander. Mais à rien ! et c'est bien là le problème. Lorsque vous posez la question à quelque homme de droit, de politique ou de culture, il ne sait vous répondre. C'est alors l'idée noire qui surgit : la fuite en avant !
C'est pourquoi j'ai voulu faire une pause. Pour comprendre la situation. Et surtout pour ne pas oublier. Ne pas oublier nos frères, hommes, femmes et enfants de Palestine chassés de leur terre il y a plus de cinquante ans. Pour ne pas oublier nos frères, hommes, femmes et enfants de Bosnie chassés de leur terre il y a tout juste cinq ans. Pour ne pas banaliser le drame quotidien que vivent chaque minute nos frères, hommes, femmes et enfants du Kosovo chassés de leur terre depuis quelques mois.

Pour ne pas oublier et pour essayer de mieux connaître le cœur des hommes il convient d'approcher la vérité. Leur vérité. Et qui, quoi de mieux que de connaître et de lire le poète ?
Nous avons présenté l'histoire de la Palestine et la voix de ce peuple en éternelle errance psalmodiée par Mahmoud Darwich (Poésie Première n°9 - Hiver 1997-1998). Intéressons-nous aujourd'hui à Abdulah Sidran, le cousin bosniaque des malheureux kosovars bannis par le régime autocratique et xénophobe de Belgrade.
A la lecture de ces vers l'on pourra peut-être approcher un peu plus de l'indissoluble voix qui pousse du cœur de chaque homme cette volonté d'être libre parmi les siens.
A lire aussi à voix haute pour capter la musique du texte, car la poésie n'est pas qu'une lutte des mots et des images, mais une recherche harmonique du mot et de sa musique. Abdulah Sidran nous offre une musique teintée d'Orient mais incontestablement européenne, c'est-à-dire slave, lyrique, enjouée et diabolique. Sa musique sévère et douce, onctueuse et piquante, ouvre et ferme comme le courant d'air d'une bise marine les volets de la maison du bonheur qu'il n'a pas connu, ou seulement en rêve.
Cette maison c'est son pays, sa culture, ses frères, ces yougoslaves qui sont devenus fous ...


PRIERE DE SARAJEVO

Seigneur, je t'en supplie, Dieu de magnificence,
Chasse ces Bêtes de la face du monde
Laisse-moi les petits chats
Laisse-moi ma misère
Mais chasse ces Bêtes !

Ne touche pas aux chiens
Ne fais aucun mal aux oiseaux
Mais je t'en supplie, Dieu de miséricorde
Chasse ces Bêtes !

Chasse ces Bêtes qui sont sur les collines, chasse-les !
Chasse ces Bêtes, je t'en supplie, mon Dieu !
Ne touche pas au cochon ni au sanglier,
Ne fais aucun mal au rossignol ni à la bergeronnette.

Ne fais aucun mal à tout ce qui est beau à regarder.
Ne leur fais aucun mal. Mais ces Bêtes-là, chasse-les !

Ne touche pas à la fourmi, ne t'acharne pas sur les bestiaux,
Mais ces Bêtes-là, chasse-les !
Chasse-les de l'endroit où tu les a placés,
Chasse-les des collines qui dominent la ville,
Chasse-les de la face du monde où tu les as mises.

Chasse-les, mon Dieu,
Et viens leur en aide, mon Dieu,
Nul autre que Toi ne peut les secourir.
Ils ne sauraient avoir leur place
En ce bas monde pas plus que dans l'au-delà.

Chasse-les, mon Dieu,
Et de l'un et de l'autre,
Chasse-les
Et accorde nous ta grâce !






Abdulah Sidran est né en 1945 à Bieniesevo, en Bosnie-Herzégovine. Il devient très vite l'un des plus grands poètes de Bosnie-Herzégovine, mais aussi de toute l'ex-Yougoslavie. Certains de ses recueils ont marqué la vie littéraire de son pays (Chahbase, Ars poetica, Testament du merveilleux) et ont été partiellement traduits en différentes langues. Il est mondialement connu comme scénariste des films d'Emir Kusturica (Papa est en voyage d'affaire, le Temps des gitans, etc.).
Les oeuvres de Abdulah Sidran, en vers et en prose, sont intimement liées à la ville de Sarajevo, à la Bosnie multiéthnique et multiculturelle, à son origine bosniaque et slave de provenance musulmane.

Comment aujourd'hui ne pas faire un parallèle entre ce poète illustre qui a essayé avec ses mots de transcrire l'innommable de la guerre bosniaque et le drame du peuple kosovar ?
Pourquoi les cités phares d'hier (Beyrouth, Sarajevo), exemples de cette parfaite osmose entre les cultures, sont-elles aujourd'hui des ruines que nous avons laissé brûler sans lever le petit doigt ?
Comment ne pas être révolté contre la perfidie de l'homme qui sans cesse recommence ses exactions ?
Comment ne pas se dire en lisant ces vers que l'on est en train de revoir le même film ?! A qui la faute alors ? A nos politiques qui ont réagi trop tard en laissant plus d'un an à Milosevic pour organiser son plan "fer à cheval" ?
Je ne détiens pas la réponse, bien évidemment, mais je sais une chose, c'est que le Kosovo est une île au cœur du monde. Et en cela indispensable à l'équilibre du temps, indispensable à l'harmonie des couleurs, indispensable à la santé des arbres.


SARAJEVO DIT : JE SUIS UNE ILE AU COEUR DU MONDE

Immense est le monde, les continents dérivent
et le malheur sévit partout, mais ici les choses sont
différentes : au nord comme au sud,
la forêt embaume pareillement et cette fragrance
ne ressemble à rien qu'on ait entendu, vu ni touché.
En vain se dilatent les narines (pour l'embryon,
le ventre de sa mère n'aurait-il pas justement cette odeur ?)
Odeur de Rien, qui de la même voix pleure et chante
car l'amour et le malheur ont ici le même visage,
tout est semblable. Aux portes de la ville,
des sentinelles saisies d'effroi, des sentinelles
qui dorment debout (portées sur une aile invisible),
mais une voix, toujours la même, les fait sursauter :
Sarajevo, la foudre t'anéantisse ! A nouveau
quelqu'un m'appelle à l'aide.
Le désespéré ou le sage, l'enfant, l'aventurier ou le voyou
devant moi réconciliés ! Tout est un, tout revient au même.
Je suis une île au cœur du monde.
Rien ne m'atteint hormis son sang alangui, hormis
la peur qui plane au-dessus de nous tous.
Le silence, et rien alentour.




L'indifférence d'hier s'est transformée en une pluie de bombes déversées par les avions de l'Otan et en dizaines de milliers de tonnes d'aide humanitaire. Mais, diable ! quand l'homme pourra-t-il anticiper son propre malheur pour mieux le contenir ? Quand la politique et la religion, qui finalement ne sont qu'une seule et même rengaine pour mieux posséder et contrôler l'âme humaine et donc tous les faits et gestes des humains, œuvreront-elles enfin pour le bien et non pour leur propre cause ? Probablement jamais. Il ne nous reste plus alors qu'à aider de notre mieux notre prochain et à écouter les plaintes des survivants ...
Abdulah Sidran est resté à Sarajevo pendant tout le siège, travaillant avec le poète serbe Marko Vesovic à un film évoquant la vie dans la ville assiégée.

Y a-t-il quelque témoin à Pristina ?
Saurons-nous un jour ce qui s'y est passé ? Et voulons-nous réellement le savoir, bien au chaud dans nos foyers, à l'abri de tout semble-t-il ... ?
Quand est-il de Pristina ?
Qu'en est-il de notre monde, de notre avenir ?


NEBULEUSE DU VIDE

Tends l'oreille :
Ne l'entends-tu pas grisonner, la chevelure de la Terre lasse ?
Le Monde dérive dans une nébuleuse de vide.
Cette île, espace découvert, est en train de sombrer.

Quand nos têtes seront enfouies dans le sol,
Elles seront longtemps encore bercées
Par le souffle lourd d'un vent souterrain.

Seuls les mots survivront
- ceux que nous n'avons jamais prononcés -
Préservant longtemps, ô prodige,
Le souvenir de notre séjour ici-bas.
Tends l'oreille :
ne l'entends-tu pas grisonner, la chevelure de la Terre lasse ?
Le Monde dérive dans une nébuleuse de vide.



Aux bombes succèdent les mots. La guerre n'est jamais lasse.
Et à entendre parler autour de nous il apparaît que nous chassons notre peur, notre honte grâce à la loggorée ; nous jouissons des mots purification, épuration, nettoyage et surtout du petit dernier que tout bon orateur jette à la criée : ethnique. Ce vocabulaire spécifique est un bouclier que nous mettons devant nos consciences pour évier de parler de honte, de crime et d'infamie. Sans être psychanalyste l'on voit bien que la passion religieuse est forte, et que c'est encore elle qui se dissimule derrière cette surenchère verbale.
Car les kososvars sont musulmans, et c'est bien là leur drame. Il reste au fond du cœur de certains un petit quelque chose de chrétien qui dit " tant pis, ce ne sont que des musulmans ".
L'Infâme est lâché !
Il a le visage de l'orthodoxie chrétienne façon post-communiste qui ne fait pas de quartiers. Avec la bénédiction officieuse du Vatican : les médias nous ont montré un Mgr Tauran, l'envoyé spécial du Pape, souriant, ravi de rencontrer Milosevic, l'homme pur, le héraut des basses oeuvres.

Pendant ce temps les instances se querellent à propos des mots, des positions officielles, des quotas d'accueil. Le masque que chacun porte lui fait trop souvent oublier que derrière il y a, en principe, un homme. Et un homme doit se soucier des autres hommes. Il n'y a donc qu'une chose à faire, un mot à dire : écrasons l'Infâme !

Assez de ces mandarins intellectuels des salons parisiens, les Glucksman, Lévy, Finkielkraut et autre Bruckner qui jouent à brouiller les cartes pour leur seul plaisir hédoniste de manipulateur de mots ! Le monde tourne à l'affrontement pour de simples questions de divergences religieuses. C'est tout. Et comme c'est politiquement incorrect les bouffons de la pensée unique inventent d'autres causes, d'autres excuses ... Si bien que la seule question que nous devrions nous poser est laissée de côté : comment pourrons-nous reconstituer l'unité européenne par-delà la rupture entre les peuples orthodoxes et les autres peuples de la communauté européenne ? Personne n'en sait rien. Et personne ne s'en préoccupe.
Julia Kristeva se pose très justement la question de savoir si la structure du nihilisme n'est pas secrètement intrinsèque à la mystique orthodoxe. Ce qui peut sa traduire par : et si c'était parce que Dieu est irreprésentable et incontestable que tout est permis ? La porte à toutes les dérives est ouverte.
Il faut se mettre dans la tête une bonne fois que la religion ne peut pas nous sauver !
Dépassons les schismes et portons-nous au-delà du monde mystique. Offrons à nos enfants une société laïque en synergie avec les histoires des différents peuples tout en les préservant du nationalisme cynique et d'un spiritualisme décadent. Ne pourrait-on envisager un travail critique d'éducation et d'interrogation philosophique qui pourrait donner naissance à une authentique sécularisation ?
Et écoutons pour une fois le poète qui a toujours été le témoin silencieux, le passeur de mémoire, le véritable censeur de l'infamie humaine pour lui préférer le rêve de l'avenir lumineux.


ILS SE LEVENT DE LEUR TOMBE

Ils se couchent dans la tombe
Tels des enfants innocents
Les Musulmans de Bosnie
Ils partent en exil
Tels des enfants insouciants
Les Musulmans de Bosnie

En exil, dans la tombe
Tels des enfants imprudents
Ils partent, ils se couchent
Les Musulmans de Bosnie

Mais voyez maintenant
De leur exil lointain
De leur bannissement atroce
Ils nous reviennent - nos bons Bosniens !

Le visage grave
Ils se lèvent de leur tombe
- leur foi en est affermie -
Nos bons Bosniens

Le cœur vaillant
Ils se lèvent de leur tombe
- leur âme en est embellie -
Nos bons Bosniens

Ils se lèvent de leur tombe
Plus forts en esprit
Plus forts et plus ardents
Nos bons Bosniens

Oh mon Dieu
Comme il en reste peu
Mais qu'elle est puissante la lumière victorieuse
Qui illumine leur face.




Ces textes sont extraits du Cercueil de Sarajevo - traduits du serbo-croate par Mireille Robin - un tiré à part hors commerce édité par les Rencontres culturelles de La Fnac / UNESCO à l'occasion de l'exposition Sarajevo 93 - 17 gravures pour la paix et du passage à Paris de Abdulah Sidran.

C'est en rentrant des courses domestiques que j'ai redécouvert ce petit livret, rangé parmi les textes rares et autres manuscrits de mes amis poètes. Après avoir offert mon carton de savonnettes, dentifrices et autres brosses à dents à la Croix Rouge Française, j'avais un petit feu de haine qui me rongeait les entrailles. Et comme tout humain simple et robuste c'est en ayant une activité physique que je me calme. Le temps ne s'étant pas mis de la partie j'ai donc consacré ma rage sur le rangement de mon appartement. Et je suis tombé sur le fac-similé bleu. Qui a dit que le hasard n'existait pas ?
Hypnotisé par la couverture j'ai lu, lu et relu le titre.
Ce Cercueil de Sarajevo me taraudait l'esprit. Je l'ai ouvert, je l'ai lu, respiré, vécu une fois, dix fois, trente fois. Peut-être que j'ai pleuré aussi. Puis j'ai saisi un stylo et jeté de toute urgence ces quelques lignes. Une bouteille de plus dans l'océan d'hypocrisie qui noie la planète ? Peut-être, mais surtout un témoignage contre l'oubli, un appel pour le dialogue, un souhait pour l'amour entre les hommes ...
Cela me rappelle la réplique d'un acteur américain - dans un navet commercial : Les Experts pour ne pas le nommer - à la fin de l'histoire lorsque le gentil lui demande quel est le vœux qu'il souhaite voir exhausser, après que tous ses petits camarades aient demandé qui une Ferrari, qui une propriété avec piscine, notre homme lâche modestement : "la paix sur terre pour les hommes de bonne volonté". Et en un mot une merde de série B devient un chef-d'œuvre ... ou presque.

Et puisque le monde chavire dans l'immonde je prie pour qu'au moins il y ait un jour quelque part la paix pour les hommes de bonne volonté.


POURQUOI SOMBRE VENISE

Je regarde le ciel au-dessus de Venise.
Là-haut, et partout, Dieu demeure. Unique.
Celui qui a créé l'univers, les sept milliards
de mondes de l'univers, dans chaque monde,
plein de langues et de peuples et une Venise.
Il a donné un petit peuple dans un monde,
sur un continent appelé Europe, dans la tribu
des Slaves du Sud. Là est la frontière.
Bosnie, Bosnie, Bosnie. Là se rejoignent
et s'affrontent la croix de l'Est et la croix
de l'Ouest, issues d'une même croix.
Le peuple bosniaque est doux.
C'est pour cela qu'il fut touché par la main
d'une foi en un Dieu qui n'est pas né,
n'a pas donné vie, mais qui est le seigneur
des mondes et le maître du jugement dernier.

Je regarde le ciel au-dessus de Venise.
Les seigneurs terrestres ont décidé
que le peuple bosniaque n'existe pas.
Venise sombre. L'Europe sombre.
Sombres le berceau et l'enfant dans le berceau.
Sombres les continents. Sombre la rose
dans le vase en verre de Murano.
Sombre Murano. La chambre d'hôtel sombre.
Pourquoi le peuple bosniaque
ne doit pas exister dans le monde ?
Parmi les couleurs, une de moins ?
Parmi les parfums, un de moins ?
Pourquoi ne faut-il pas que dans le monde
cette Venise existe ?
Parmi les merveilles, une de moins ?

Je regarde le ciel au-dessus du monde terrestre.
En un grand arc, une étoile tombe
dans l'univers sans fond. Comme si
elle tombait au milieu du Grand canal.
Le monde terrestre, parmi les sept milliards
de mondes de l'univers,
veut s'appauvrir de tout un peuple.
Telle est la volonté des seigneurs terrestres.
Dans l'univers, alors, une étoile tombe.
Pour cela sombre Venise.
L'univers devient plus pauvre, de tout un monde.
Telle est sa volonté.