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Salah Stétié,
pour une lecture de l'autre côté du silence
"La poésie est, au sommet de nos signes, l'unique signe enfin non divisé. Je veux dire dont l'ambiguïté s'altère au profit d'une nouvelle totalité. Je veux dire, du signe, qu'étant d'économie double entre pesanteur et grâce, voici que soudain il n'est plus, par la vertu de poésie, que simple, ayant secrètement déchargé sa pesanteur au bénéfice d'une présence ailée, ailée cruellement (...).
Et comment le plus léger sait-il l'emporter sur le plus lourd (...). Je veux dire que la poésie établit son règne absolu à partir de tous jouets dérisoires, y compris le temps et l'espace et le cri fameux : "Je ne sais pas !"."
Ce passage de L'ouvraison, que Salah Stétié publia en 1995 aux éditions José Corti, pourrait, s'il fallait résumer sa vision de la poésie, dévoiler un petit peu une partie de ce regard unique que porte l'homme de plume sur l'un des moyens d'expression de son art.
Car si Salah Stétié est poète avant d'être penseur, essayiste, traducteur ... et d'embrasser la carrière de diplomate pour l'état civil, c'est qu'il doit user de mots pour s'exprimer. Alors il a choisi la poésie, cette musique de l'âme plus proche du cur que nulle autre. A défaut de pouvoir inventer autre chose, car il sait et avoue bien humblement, reprenant la phrase de Schiller, que malheureusement "la pensée doive passer par les mots pour retourner à la pensée".
Ami lecteur, si tu ne connais pas encore la Janna - le paradis terrestre, l'Eden d'Orient - voilà ce qu'il convient de faire : marier la poésie et la musique.
Place un disque de musique sacrée sur la platine, par exemple la Nelsonmess de Haydn, interprétée par la soprano Teresa Stich-Randall et la mezzo-soprano Nedda Casei, puis ouvre lentement le livre et bois à petites lampées ces vers comme une douce liqueur :
Ce sein très pur au soleil accroché
Sera l'agneau de feu des montagnes
Corbeau de feu criant
Si dure épée dans la corbeille des montagnes
Hautes brûlant comme un rameau de neige
En l'amoureux été devenu songe
Sous le très noir couteau de tout ce vent
Femmes de fruits dans la lumière droite
Le cerf qui vous respire
Voici qu'il est en limpidité l'agneau
Au sommet des montagnes
Avec ses jambes filles
Ses jambes de blessure à peine filles
Par inversion du feu parfois colombes
Eparpillant leur gorge
Eparpillant la perle de leur gorge
Femmes de fruits avec vos conques filles
Et dans vos doigts comme une odeur de menthe
Corbeaux de vos seins purs
C'est de nouveau c'est de nouveau l'été de neige
Le chagrin froid des raisins nus
Salah Stétié est donc un magicien et un érudit qui, en nous emmenant dans le jardin des contes, nous informe sur l'autre côté du très pur, cette infime partie de nous-mêmes qui se refuse à nous car nous ne savons pas lui parler, et encore moins l'écouter. Et ce tour de magie est né aussi par la grâce d'un homme qui a voulu et qui a su marier deux mondes différents pour les réunir et les fondre, d'un trait juste et précis, du bout de son kalam. Le poète donne ainsi vie aux elfes et aux djinns qui hantent ses vers, attire notre regard vers la beauté du songe où se côtoient l'immatériel et le corporel, la simplicité d'un corps nu et la complexité des sentiments amoureux.
Et nu dans la dénudation, dans la
Dénudation est une lampe vive
Enracinée dans l'herbe près des larmes
Autour de son visage en nudité
O nudité de cette face obscure
Sous la lumière éparpillée de ses larmes
Et nous voici devant ces larmes de la nuit
Semblable couple de l'esprit dans la pensée
De la pensée devenue lampe vive
Enracinée dans le charbon de l'être
Qui est charbon de l'être et nuit vive
Brillant du crin terriblement nocturne
De l'esprit - en vérité cette femme
Assise dans l'esprit et désirant
Si Salah Stétié ne pouvait n'être que pensée, que fumée grise à l'image de cette matière si complexe, vent d'amour et d'humour, il serait sans conteste le plus heureux des hommes ! Or il n'en est rien, pour notre plus grand bonheur à nous, simples lecteurs, qui pouvons lire et relire ses vers oniriques et chantants, ces formes alchimiques de mots fleuris qui, assemblés les uns aux autres ne forment pas une phrase mais offrent l'image parfaite de la vision du conteur. Oui, les vers de Salah Stétié ont cette puissance évocatrice des grands textes de notre Histoire ; ils marquent notre corps au plus profond de lui-même et chavirent nos sens. Doit-on y voir la marque d'un sorcier ? Ou Stétié joue-t-il à nous démontrer qu'au-delà des sentiments il y a les sensations ?
Et l'arbre et les fagots d'étincelles
Par centration du froid
Etreignant comme araignée le non-tenu
Où nous aimons en lente rotation
Le nu de jeune fille
En qui se forme de rosée l'inouïe parole
Comme une lampe embrumée s'abreuve
Et nous allons avec le bleu du gaz
De cette lampe étrange
Nous abîmer sous les cailloux qui brûlent
Rivage de lune indurée
Avec son liséré de braise, colombe
Faite pour notre amour, mon amour, faite d'un sens
***
Reprenons.
Au commencement était un homme d'Orient, "Libanais, c'est-à-dire inévitablement Phénicien," dont la langue maternelle, l'arabe, et la religion, l'islam, l'ont décidé à écrire son uvre en français.
Provocation ?
Peut-être, d'autant que les années 50-60 voyaient se développer l'idée d'une renaissance arabe qui insinuait qu'abandonner sa langue signifiait tout simplement abandonner son identité.
Réductrice et déjà intégriste, cette idée ne vint jamais à l'esprit du poète qui, bien au contraire, uvra pour une ouverture entre les cultures occidentale et orientale. Quand il dirige L'Orient littéraire, à Beyrouth dans les années 60, il s'essaye déjà au rôle de médiateur entre les deux cultures. Il écrit des essais, donne des conférences, milite pour que le public français apprenne à comprendre la spécificité de l'imaginaire arabe et, d'autre part, au Liban, il tente de préserver la fragile passerelle entre Occident et Orient et instaure un discours "méditerranéen" qui se veut synonyme d'humanisme.
Après avoir entrepris sa scolarité au lycée français de Beyrouth, poursuivi ses études à l'Université - au Liban et en France - et parcouru le petit monde culturel, Salah Stétié épousa la carrière diplomatique : successivement Délégué permanent à l'UNESCO puis Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères au Liban, Ambassadeur au Maroc et en Hollande ... il n'a eu de cesse de combattre l'obscurantisme imbécile que certains, sous le couvert de la religion, tentaient de dresser entre les peuples comme un rideau de pureté qui les protégerait. De quoi ? se demande sans cesse Stétié ; quel peut être le dogme assez fou pour se priver de la différence, de cette complémentarité indispensable pour que l'homme évolue ?
Cet ambassadeur poète reprend sa plume de pèlerin dans la droite ligne de ses aînés Paul Claudel, Saint-John Perse et Pablo Neruda. Il écrit alors sur sa religion pour mieux la démystifier et la rendre plus compréhensible au profane, sur l'homme et sa quête d'absolu, il évoque les recherches métaphysiques et plonge son lecteur dans les mythes orientaux, la philosophie soufie et les spiritualités occidentales.
Diplomate politique mais aussi diplomate du cur des hommes, Salah Stétié est probablement le seul à pouvoir nous offrir et nous faire apprivoiser le charme de l'Orient car il est le seul arabophone à écrire en français cette arabité que les traducteurs ont tant de mal à nous restituer. Rien ne valant l'original, Stétié écrit pour nous l'arabe en français, et c'est ainsi seulement que l'on peut approcher L'autre côté brûlé du très pur - titre du recueil paru en 1992 chez Gallimard, et qui a scellé la consécration du poète.
L'Académie française entérine cette reconnaissance internationale en lui attribuant, en 1995, le grand prix de la Francophonie ; puis deux colloques lui furent consacrés en 1996. Mais loin de toute cette agitation, Salah Stétié est resté un homme de cur, profondément attaché aux valeurs orientales : humain et disponible. Il est et restera l'homme du dialogue qui comprend la poésie comme un espoir.
Salah Stétié écrit donc une langue unique, ce "françarabe" créé pour que vive la musique des mots, les images des mots, la pensée des mots. Le poète a su inventer une technique qui reproduit le rythme et le son si particuliers à la narration orientale. Il a su domestiquer l'art de la répétition sans sombrer dans la redondance, fleurir ses vers sans les alourdir de métaphores inutiles.
Cette nouvelle écriture, à la fois fascinante, résistante et singulière, exploite toutes les manuvres possibles de la syntaxe dans d'arabesques figures déroutantes au mépris de toute métrique normative. Du silence au cri, de l'ellipse à l'image luxuriante, la rhétorique est broyée, écrasée, concassée pour mieux être pétrie, moulée, sculptée aux formes de l'auteur.
"Peut-on imaginer, se demande Yves Bonnefoy, univers plus différents que ceux de la langue arabe et du français ? C'est pourtant sur le pont à l'évidence vertigineux qui mène de l'un à l'autre que Salah Stétié s'est risqué ; et comme en poésie il ne s'agit pas de rester, tel un touriste de la parole, au plan superficiel des impressions fugitives, mais de découvrir en se souvenant, d'approfondir ce qui s'offre avec les moyens de qui l'ont fut, et demeure, il n'y a pas à douter que cette uvre, qui est assurément poésie, ait de quoi répondre à la question".
Mais au-delà de toutes translations ou d'effets de style, l'ambiguïté poétique qui résulte de cette pluralité des sens avec laquelle Salah Stétié joue si bien, nous éclaire sur le mot univoque. Ainsi, même doublé, il n'a plus le même sens et repose en lui l'image qu'il a su susciter. Cette force poétique née de la comparaison est aussi l'une des forces du poète. En quelques mots seulement il peint l'essentiel.
La richesse de l'art de Salah Stétié nous entraîne vers tous les points d'analyse possibles. Comme nous l'avons dit, le poète maîtrise parfaitement la méthode de la répétitivité créatrice, c'est dire qu'il sait aussi manier le mot pour dire et porter son message. Mais plus que les jeux polyphoniques, il y a aussi et surtout la force de l'image qui donne à tous ses poèmes le statut de tableau. Tel un peintre du XIXe siècle, Salah Stétié nous démontre que derrière l'image que l'on voit vit aussi non pas l'autre sens mais un sens "autre". Le visible devient le terrain de jeu, le champ de batailles, où les photos, les cadres, les représentations surgissent sous une autre apparence, plus séduisante ou plus noire, selon le thème du poème. Mais le lecteur ne peut y voir qu'une seule image.
C'est tout le paradoxe du poème que de pouvoir montrer l'aplat et le relief, comme un film que l'on verrait à la fois dans sa forme initiale et en négatif. N'y aurait-il alors d'images à penser radicalement qu'au-delà du principe de visibilité ? Le poème Fièvre et guérison de l'icône (qui donne son titre au dernier recueil publié en février dans une coédition de l'Imprimerie nationale et de l'UNESCO - il est à noter que c'est la première fois que les Editions de l'Imprimerie nationale s'ouvrent à un auteur vivant, c'est dire l'importance accordée à ce dernier recueil présenté dans la collection La Salamandre dans sa célèbre "série d'uvres représentatives") n'offre pas totalement au symbole la possibilité d'annoncer sa représentation visuelle. L'annonce transfigurée se retrouve projetée bien loin de la rémanence même d'espace permettant ainsi une dialectique plus conceptuelle qui va au-delà du poème lui-même :
I
L'image est endormie dans le feu de l'image
Et la voici brûlante par l'esprit
Ses ailes déployées sous le vent et la nuit
Un peu de pluie à l'avant de son visage
Et la voici comme une fille nue
Endormie dans les draps et les plis de l'image
A cause de la neige et de la nuit
Son corps est pur et sa lampe indivise
En vigne obscure où s'accroît le vin d'ombre
Que boit l'oiseau en sa mémoire d'homme
Avant son grand retour au feu du monde
D'où le feu se retire
Pour qu'apparaisse une dalle d'eau noire
Cristal ontologique et non décrit
Sur qui le pied levé est retenu
Cette jambe de nuit
En suspension sur l'eau immaculée
Qui est statue de la rosée des morts
Dalle d'ici, d'ici non traversée
Mais seulement brillante au loin dans l'âge
Avec l'oiseau de la crucifixion
Dans la chambre du feu
Et seulement très seule est cette jambe
Sur l'eau comme une éternité suspendue
Qu'emportera de nous la jambe nue
De l'autre côté de l'esprit dans la brûlure
Par le léger rideau des palmes vives
Au tremblement léger des palmes vives
Sous l'arbre intérieur à sa feuillée
Comme au jardin des rides
Ruisseaux qui sont larmes tombées d'eau vive
Ecume arrachée par l'oiseau et qui
Larmes perdues se reformeront figures ?
Et nous emporterons souffle et parole
De l'autre côté de l'esprit dans la brûlure
Comme une langue absolue indivise
Etablie dans la vérité du cur
Où l'il de l'il se fait poussière immense
Sur tout chemin de tout effacement
Et l'arbre seul recouvert de rosée
Signe de son évidement le froid du monde
Quel est son fruit ? Circoncision du cur
Est nom de la lumière dans les arbres
Arbres d'errance ... Entre eux lente lumière
Allant d'un arbre à l'autre avec ses mains
Lumière ainsi égarée ou dormante
Avec sa bouche inutile et de délire
Que porte en lui l'enfant doré de langues
L'image n'est pas notre amie, si elle veille
Depuis toujours sur le feu de la maison
Elle est la pomme et le raisin, elle est
De sel et nappe immaculée des morts
De qui maison est la brûlure des mains
Et les voici dans la maison ardente
Plusieurs étant fils des tribus d'images
Enfants dorés et brûlés d'écritures
Enfant doré connais-tu ton image
Dans la maison de l'icône des morts
Et qui ne prennent à leur lueur qu'un peu de brume
Leur lampe étant de vent obscur et leur eau vaine
Colombe d'arbre et qui vers nous s'avance
Eblouie par l'icône
Sous bien des jours où le jour s'est perdu ?
Enfant doré je tiens tes mains obscures
Entre mes mains aimées des nuits mortelles
Avec la lune et le soleil qui flambent
Au-dessus de l'altération des puits
Où l'eau jamais jamais ne vint mais seulement
Plus grande libellule
L'idée de l'eau avec ses anges simples
.......................................................
Et qui saura et qui dira leur nom
Et qui dira leur prénom sous les ténèbres
Oiseaux d'ici entrelaçant les sources
De quel pays vers quel pays, oiseaux ?
C'est nous les habitants de l'arbre et vous
C'est la maison du feu votre demeure
Et votre chant est une épée aiguë
De qui le feu tombe en gouttes de sang
Et de retrouver une nouvelle fois les images du corps dans la deuxième partie du poème, cette volonté de Salah Stétié de toujours mêler le corporel au spirituel, comme si, définitivement, l'un ne pourrait être sans l'autre. Mais ce corps qui bouge semble presque toujours s'ouvrir, s'avancer pour mieux aller vers l'autre, comme si le poète voulait appréhender le monde qui l'entoure :
II
Celle qui va par les chemins nocturnes
Sa chambre dans l'esprit est perle grande
Et sous l'auvent sont assis anges d'homme
Pour protéger le feu de la colombe
Pour éviter sa dispersion totale
La femme étant plus nue face à l'icône
Femme d'icône elle efface l'icône
Et dans sa tête il n'y a plus d'image
Mais seulement mais seulement il y a
La nudité immense de la neige
Et la voici, d'être nue, plus noire et grande
Et la plue nue est aussi la plus vive
Dans le miroir où brille un peu sa honte
Les beaux raisins de ses cheveux brûlent sa hanche
Et sa blessure dans le miroir est cru
Son corps étant contre le feu un arbre
Arbre d'un arbre aux désertes colombes
Et notre enfance étant l'enfance de ses bras
Sous bien d'azur un peu de lilas sombre
Pour que chante enfin la contrée du goudron
Il y avait le cheval et il y avait
Ce cristal de l'image
Tandis que les choses dormaient, indifférentes,
Dans la dense vallée des fleurs obscures
Où le cheval était
Le profond jour bienvenu de la rosée
En qui les choses dorment
Et le cheval était
Leur chance de se réveiller flammes et plantes
Cheval du long hennissement nocturne
Ta fille est fille oeuvrée par le néant
Et qui s'en va cachant dans l'herbe un orteil d'or
Ses jambes sous l'urine et sous le sang
Son pied soudain touche à la dalle - et c'est
Soudainement la femme
Rose d'image et patience d'icône
Près d'une lampe pure
Dont la lumière est cicatrisation
Est toujours présente l'image de cette femme, de cette muse qui hante les poèmes de Salah Stétié, nue, dépouillée de ses repères comme pour mieux se fondre dans son rôle de messagère. A la fois fantasme érotique et chimère mystique, ce corps féminin sculpté et idolâtré - provocant car poussant l'homme à enfreindre la loi, mais aussi tendre et apaisant, consolateur de l'aventurier qui rentre à la maison - évoque l'éternelle dualité, ce combat permanent entre le bien et le mal, que vit tout homme.
Erotisme et sexualité brûlent comme le désir sur les vers du poète pour nourrir l'imaginaire de figures fétiches et ainsi combattre l'abstrait pour mieux le dominer.
Car à bien y regarder, le concret de la vie est si violent qu'il voudrait renoncer à l'acte, si le désir n'était pas le plus fort. Alors, soumis aux délices de la chair, il tente de minimiser et d'apaiser la blessure qu'il va causer en s'enfermant dans l'équivoque des règles de l'amour. Dans L'eau froide gardée, publiée chez Gallimard, il nous est narré le plus violent et le plus représentatif des actes d'amour ; la défloraison de la jeune fille :
Celui qui est venu
Allié à son épée sobre et pudique
Voudrait tenir une statue d'eau pauvre
L'herbe l'accorde à son désir et l'herbe
Lui tend le froid du corps jamais touché
Si mal connu de la chasse aux arcs limpides
Mais l'épée se retire
Triste d'eau dans le non-désir du sang
Comme une antique morte
Un autre poème lie à cet acte d'amour l'idée de la mort, comme pour mieux associer la naissance de la femme à la mort de l'adolescente - la pure, la vierge alors souillée -, et la renaissance de celle qui prorogera la vie, donc aussi la mort. Mais elle ne peut, finalement, donner ce qu'elle n'a plus, cette image immaculée, et se retrouve alors emprisonnée dans le cadre de la femelle, de cette obscur "objet" du désir :
Dévorées de fourmis. Les tables aussi.
Ce fût sévère : on retira les grappes.
Il y eut ce beau duel d'un il
Contre un il. Aveugles - fut justice.
Des mains tenant le nid d'un peu de marbre
Furent et ne furent. Du sang brilla entre les cuisses.
Sous le couteau des dieux sur la falaise
Un cri décapité.
Aucun ne vint pour les chiens et le cur.
On fatigua les ombres pour rien.
Un peu
Fut le pied dans la mort.
Ainsi s'en va le poète sur les chemins sombres des paradoxes de la vie. Et, chemin faisant, Salah Stétié s'applique à comprendre la mort pour mieux la dominer, à défaut de la combattre puisque l'échéance est connue de tous. Par contre, l'idée de la mort peut être perçue de mille manières et le poète a ce pouvoir de transfigurer ses visions. Ses rêveries promènent la mort sur le terrain de la consubstantialité de l'homme et du monde. Un peu comme si elle était à la fois origine et finalité du monde. Et l'espace temps pendant lequel l'homme promène sa vie n'est rien d'autre qu'un lien entre le néant et le vide.
Cela se traduit alors pour Salah Stétié par la représentation du désert, ce no man's land des mirages et des oasis au fond du gouffre brûlant du sable et du vent. Toutes ces notions de fragilité et d'intemporalité pour l'être qui rêve d'immortalité se retrouvent dans un univers construit autour de la seule mort. Cette mort, fil rouge de la trame du récit, colonne vertébrale du poème, dresse un infime rempart entre vérité et rêve. Cette absolue présence renvoie l'enfant à la quête de l'identité au-delà des apparences et le porte vers la quête du mystique.
Nous abordons là l'un des thèmes majeurs de l'uvre de Salah Stétié : cette absolue que porte en elle la pensée soufie et que l'auteur tente de nous dévoiler et de nous faire apprécier à défaut de la commenter ; ce qu'il fait par ailleurs dans ses essais, mais là n'est pas notre propos. Stétié entreprend le difficile labeur de nous éclairer sur le soufisme en usant de la symbolique, ce miroir de Sîmorg, l'oiseau mythique, image de Dieu. La tradition prophétique affirme que la mort est le véritable éveil. Ainsi le soufi aspire-t-il à cette rencontre, l'unique mariage de la lumière et du néant. Frère de la mort, le sommeil habite les écrits de Salah Stétié, et cela dès son premier recueil, L'eau froide gardée :
Il faut dormir ma tête il faut t'accoutumer
Aux branches de la nuit serrées sur ton destin
Jusqu'à l'anxiété de finir dans la mer
Allumée de grands voiliers sauvages
Il faut dormir et désancrer le cur
Lui en habit de mer et toi profonde
Avec tes escaliers joyeux encore
Des instruments de la sanglante fête
Il faut dormir et que tes escaliers
Versent leur cargaison dans l'eau nocturne
Et retourner avec le cur dans le sein
De toute fête sans voiliers ni instruments
Malgré cette obsession du silence, Salah Stétié sait aussi que la parole peut être utile à l'esprit car elle le stimule, l'oblige à réagir, à prendre un sens sur le chemin initiatique. Recherchant l'impossible réalité sur la voie de l'indicible, l'homme devient poète car la parole devient alors "une mèche de réalité qui y demeure piégée, obscure et scintillante, et c'est cela que la poésie se doit de prendre en compte et en charge, avec gravité" souligne le poète. Fonçant alors dans le tourbillon du vertige, Salah Stétié exploite toutes les astuces de la forme narrative : la simple redite (sur ce pays d'immenses immenses arbres) ; le creusement vrillé par la préposition (des arbres dans les arbres dans les arbres) ; l'échappée centripète (mon beau jardin ma roseraie ma rose) ; la mise en abîme (la vérité du cur / comme est le cur au fonds du puits du cur) ; le polyptote, jeu sur les flexions d'un mot ; le jeu des préfixations ; etc. dont le plus bel exemple, pour moi, est extrait du recueil L'autre côté brûlé du très pur :
Et nu dans la dénudation, dans la
Dénudation est une lampe vive
Enracinée dans l'herbe près des larmes
Autour de son visage en nudité
O nudité de cette face obscure
Sous la lumière éparpillée de ses larmes
Et nous voici devant ces larmes de la nuit
Semblable coule de l'esprit dans la pensée
De la pensée devenue lampe vive
Enracinée dans le charbon de l'être
Qui est charbon de l'être et nuit vive
Brillant du crin terriblement nocturne
De l'esprit - en vérité cette femme
Assise dans l'esprit et désirant
L'uvre poétique de Salah Stétié est liée à l'image de son pays - multiforme, colorée, violente - et de la vie en règle générale. Cette dualité s'instaure entre les lignes de ses vers et rend à l'intégralité de son uvre poétique sa force et sa grandeur : Salah Stétié recherche tout à la fois l'anonymat pour celui qui écrit - pour mieux mettre en avant la portée du texte - et à dénoncer avec un malin plaisir les échos de cette chair si palpable pour mieux s'en délecter en toute impunité.
Parti d'un monde d'essences aux "roses spirituelles", Salah Stétié voyage vers le monde physique du désir de la femme à la nostalgie de la mère, de la peur de la mort à la recherche de la sérénité dans le sommeil du juste ... Paradoxalement Salah Stétié nous renvoie sans cesse d'un macrocosme à l'autre comme pour mieux flageller les démons de l'absurde qui sommeillent en nous. C'est un chant de l'inquiétude et de l'infini que nous conte le poète. Un songe hypnotique qui s'insinue dans nos veines pour nous faire oublier le poids de nos enveloppes charnelles et gagner en légèreté. La vie peut alors s'arrêter après avoir lu l'un de ses poèmes, la mort n'est plus qu'un passage métaphysique vers un autre pays - où la mère nous attend.
BIBLIOGRAPHIE -
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