François XAVIER



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Nadia Tuéni,
v
ers une quête universelle de la métamorphose
dans la narration amoureuse

Les années 1960-70 ont vu naître au Liban, une floraison de recueils poétiques francophones écrits par des femmes. Cette démarche, pour la moins surprenante dans un pays arabe qui, même s’il s’était ouvert aux mouvances de l’occident, n’en demeurait pas moins profondément ancré dans ses coutumes, démontra la pertinence du mouvement féminin et de l’émancipation des moeurs. C'est une période où se rencontrent Vénus Khoury Ghata, Christiane Saleh, Joumana Ahdab, autant de jeunes femmes fleurs qui avaient en elles cet élan de créativité qui incite l’artiste à témoigner publiquement. D'un commun accord, ces “femmes écrivains” oeuvrèrent à imposer une langue, une “voix féminine” dans ce concert jusqu’alors réservé aux hommes, imposant ainsi une constante littéraire dans le choix des thèmes développés au risque de ternir le propos et de lasser le lecteur de trop de normalité.

Nadia Tuéni se démarqua d’emblée de ce courant. Comme le souligne Ousni al-Hage, “elle est restée jusqu’en 1963 loin de tout souci poétique et quand elle entra en poésie, elle était une intruse ; elle en ignorait la technique et les qualités ; c’est dire qu’elle était innocente”. Nadia Tuéni écrivit en poésie pour mieux stigmatiser sa propre voix, pour crier sa soif de liberté et d’indépendance : être enfermée dans un mouvement littéraire lui paraissait antinomique, voire abscons par rapport au rôle premier du poète qui est d’être en marge, solitaire, pour mieux voir, sentir et écrire. Ainsi son oeuvre se distingua-t-elle de ces poètes contemporains de par sa diversité et sa complexité.

La poésie de Nadia Tuéni est née de cette écoute passionnée des souffles qui traversent un être, de cette attention à la respiration du monde, de cet amour de la parole. "Entrer en poésie, c'est évoquer. Le langage ne nomme plus. Les mots deviennent des signes qu'il s'agit d'utiliser, pour recréer un monde de sentiments, d'impressions et de visions réfractaires au parler usuel. Faire de la poésie c'est à chaque fois recréer le langage, revêtir constamment d'une éternelle jeunesse l'univers qui nous entoure et dont nous sommes partie. Faire de la poésie c'est se libérer de toute contrainte. Le bouillon poétique est liberté, dans la mesure où la grande poésie, celle qui atteint l'universel, est un continuel dépassement ". C'est ainsi que Nadia Tuéni explique sa conception de la poésie ; le poème ayant pour source même, chez elle, cette exaltation de la parole comme respiration de la vie, dans la violence du désir et dans l'obscurité de l'intention.

Née à Baakline (Liban), le 8 juillet 1935, Nadia est la fille d'un diplomate et écrivain libanais de religion druze, Mohamad Ali Hamadé et d'une mère française, Marguerite Malaquin. Elle vécut les premières années de sa vie dans la montagne libanaise, le Chouf, cette région du sud-est unique par la beauté de ses paysages méditerranéens : les forêts de pins parasols où se mêlent les genêts et les oliviers tapissent les vallées escarpées sous un soleil de plomb, bercées par le chant des cigales et par la brise marine.

Au sein d’une famille druze conservant ses habitudes tribales, la jeune Nadia appréhenda les valeurs ancestrales liées à la famille, à l’amour des enfants, au respect des anciens, au devoir de réserve ... Tout un univers clos qui la poussait à vouloir découvrir ce qu’il pouvait bien y avoir au-delà des collines qui fermaient son domaine. Baakline fut la première poignée d'univers que saisit Nadia enfant : ce limon auquel elle appartenait mais auquel elle dut transmettre son propre souffle pour lui donner une forme. L'enfant ne fit que se le représenter mais c'est l'adulte qui, plus tard, jetant un regard sur son pays meurtri, déchiffrerait les appels intérieurs qui travaillent son être :

Comment reconnaître l'espace quand on ne l'a jamais rencontré ?
Comment reconnaître l'oubli lorsque le vent y a creusé deux yeux ?
Je reviens d'un pays où le sable a des couleurs de tendresse,
d'un pays doux et fort comme une épaule,
d'un pays blanc comme un secret.


La mémoire de Nadia Tuéni cherchait à pétrir son passé, brûlée par le désir inassouvi de retrouver dans l'argile comme une empreinte originelle, cette trace unique, témoin de son passé, de ces racines multiples qui façonnent chaque habitant de ce Liban polyphonique.

Ayant fait ses premières études chez les soeurs de Besançon à Beyrouth, puis à la Mission laïque française, Nadia Tuéni poursuivit ses études secondaires, dès 1950, à l'Institut Français d'Athènes car à l’âge de 15 ans elle dut quitter le Liban pour la Grèce où son père est nommé ambassadeur. La jeune fille reviendra le plus souvent possible dans son pays natal, pour les vacances et les fêtes de famille. Mais la séparation est longue et difficile. Après son bac, elle s'inscrit à la faculté de Droit de l'Université Saint-Joseph à Beyrouth ; mais elle doit interrompre ses études pour épouser Ghassan Tuéni, jeune journaliste et député de Beyrouth.

Partageant la carrière professionnelle et politique de son époux, elle se déplaça avec lui de Beyrouth à Paris puis à Washington et à New-York où il fut ambassadeur représentant le Liban à l'O.N.U. de 1977 à 1982.

Nadia Tuéni enfanta deux garçons : Gibran, aujourd'hui journaliste - à la tête du magazine Noun, Makram, tragiquement disparu dans un accident automobile il y a quelques années à Paris, et une fille Nayla, dont la mort à l'âge de sept ans d’un cancer la foudroie profondément. Expérimentant la vie auprès de la grande faucheuse en endurant au quotidien une maladie incurable, Nadia Tuéni a très certainement été bien malgré elle l’une des artistes les plus à même de pouvoir comprendre et essayer de traduire l’immense angoisse, le perpétuel vide mais aussi l’infini espoir d’un au-delà à travers une écriture unique, à la fois légère comme la vie - dans le sens slave et oriental de l’approche - et pesante comme cette ombre maléfique qui rôde, sournoise, au coin de chaque chemin. Son travail a consisté quotidiennement à dominer sa douleur et son angoisse en transcendant l'écriture poétique, le seul moyen de se sublimer, de se protéger contre la conscience de l'absurdité. Ainsi, quatre mois après le décès de sa fillette, c'est la naissance de son premier recueil : "Les Textes blonds" (édité chez Dar an-nahar, Beyrouth, 1963) qui retrace l'histoire de cette première tentative avec le genre poétique. La petite Nayla est omniprésente dans toute l'oeuvre ; elle revêt des figures relationnelles variées : elle est tantôt oiseau, elfe, âme ailée, tantôt géranium bleu, fleur, enfant-dieu. La mort précipite Nadia Tuéni dans le conflit avec l'instinct de vivre, déclenchant un dur traumatisme psychique. Elle est en pleine crise. Elle se révolte contre l'existence en essayant de trouver un exutoire et un remède à sa panique.

Fausse comme une grêle en plein coeur de l’été
fausse comme une mer qui se veut inpirée
fausse comme un destin qui se perd en bourbier
fausse comme l’invite d’une chair à louer
fausse comme un pardon qui se tend pour griffer.
fausse, fausse, fausse
plus que le ciel d’hiver qui risque un soleil mou
plus que l’aube en enfer que les saintes à genoux
plus que ton étendard
et plus que l’aigre-doux !

- - - - - - - - - - - - - - - -

Mon printemps n’est pas celui des faunes.
il vient seul
en hiver
sans cortège d’oiseaux
ni débauche verte !
mon printemps est une enclave
dans le fiel de tous les jours.
mon printemps est nu
mon printemps est pur
c’est là son seul défaut.
mon printemps est un Kouros
au ciel venteux de l’Attique.


Cependant, en écrivant ce recueil, Nadia Tuéni affirme avoir emprunté, "inconsciemment et confusément", à la Grèce, sa terre d'adoption, ses sites. Elle écrit en novembre 1966 : "pour moi la Grèce n'est pas une abstraction à laquelle on se refère, quand il s'agit de puiser dans le trésor de sa civilisation. Elle est encore moins un argument que l'on déplace sur l'échiquier d'un raisonnement. La Grèce où j'ai grandi, en ce sens que j'y ai usé les cinq années les plus importantes de mon adolescence, est une aventure pleinement vécue. Ce n'est pas la Grèce de l'ordre du logos, de ce fameux "miracle" du Parthénon crispé dans sa perfection et sa blancheur. Ce n'est pas la Grèce de Périclès, d'Aristote, et des élèves de philosophie ... C'est une entité plus proche, moins parfaite, mais tellement plus belle parce que plus humaine et plus mystérieuse."

Néanmoins, Nadia Tuéni se complaît dans la souffrance. La rage se déchaîne, perce le coeur du poème et déchire la substance des mots. La parole tuénienne se trouve alourdie par l'angoisse, l'un des thèmes majeurs des "Textes blonds". L'ombre de l'enfant hante le poète qui essaie d'exorciser sa douleur dans l'espace du poème.

La publication du second recueil "L'Age d'écume" ( 1965 ), aux Editions Seghers consolide le statut de Nadia Tuéni comme poète reconnu par la francophonie et apprécié par les médias.

Je pense un tas de feuilles
puis un corps étendu
coulé à même la terre
les feuilles par dessus
je pense un tas de feuilles et des cheveux aussi
et des tourbes de miel
le glas n’a rien à voir quand l’orage débride
un soleil de minuit au plein de tes regards
là où couvrent les feuilles une tranche de ciel

- - - - - - - - - - - - - - - -

Je crois en toi parce que chaud
comme un lac oublié
comme une terre ouverte sous la dent des corbeaux
comme un pays sans âge
le ciel a tendu à l’amorce sa langue de brouillard
entamé l’univers
entamé par hasard

- - - - - - - - - - - - - - - - -

D’autres disent les nuits sont déserts et victoires
et couteaux aiguisés par la soif
et bêtes suppliciées dans les yeux
dans le cri qui se vide
d’autres disent les nuits gonflent des citadelles
si cet âge est vivant sous la pierre marine
les nuits ne luttent pas
les nuits ne luttent pas
d’autres disent les nuits sont ailes de Gomorrhe
et caravelles étroites autour de ces récifs
qu’inventent les enfants pour attacher la mer
là-bas sous des vagues fanées
la nuit qui entend ce qu’elle touche
ne lutte plus jamais


Les poèmes de "L'Age d'écume" cristallisent un régime multiforme de l'angoisse devant la mort et le temps. L'univers devient une source d'inspiration, un lieu fécond d'images. Il intéresse Nadia Tuéni surtout parce qu'il constitue le cadre idéal où se meut son Moi. Le paysage n'existe qu'en fonction de ce qu'elle ressent. De ce point de vue, la poésie tuénienne ressemble à celle de Saint John Perse. Toutes deux concrétisent dans leurs poèmes l'alliance qui unit l'homme au monde.

D'autre part, à cette époque, Nadia Tuéni a déjà acquis une certaine maturité qui lui permet de concevoir mieux le sens de sa démarche : la recréation de soi. Cette démarche se voue à une quête de l'âme dotée simultanément d'une signification spirituelle et d'une visée psychique. Grâce à une lucidité qui lui a permis de maîtriser son angoisse, Nadia Tuéni atteste une sérénité presque stoïque. La pudeur et la réserve, deux vertus majeures chez un druze, marquent bien ses poèmes. En ce sens, elle regrette la spontanéité avec laquelle elle s'est exprimé dans les "Textes blonds", car fortement influencée par la formation druze, elle s'abstenait de se "donner en spectacle", parce qu'elle croit que la joie et la peine n'intéressent pas autrui. L'homme doit toujours offrir aux autres un "visage en général serein". Ainsi, apprend-elle à porter le masque. Elle conçoit alors la poésie comme un simple moyen de dépassement : "s'il est une aventure qui permette à l'homme de se dépasser, c'est sans aucun doute l'aventure poétique."

Le journalisme, tel un serpent sournois et lancinant, vient tenter Nadia Tuéni, la relançant sans cesse. Curieuse et ouverte au monde, elle succombe au plaisir de l’investigation intellectuelle. En 1967, elle devient rédactrice littéraire au journal libanais de langue française "Le Jour" et collabore à diverses publications arabes et françaises. Sollicitée pour des conférences et des débats, elle participe à de nombreux colloques et rencontres au Liban et à l'étranger, mais sa principale contribution est vouée à la poésie. Après la période de ses deux premiers recueils où la trame poétique est présentée comme une explosion spontanée du besoin de s'exprimer, elle commence à fréquenter les milieux et les cercles littéraires de Paris et de Beyrouth où elle trouve ses repères dans le mouvement de la revue libanaise "Shi'ir"(1).

La guerre israélo-arabe de juin 1967 est ressentie comme un désastre. Elle bouleverse l'âme de Nadia, lui dictant les poèmes de "Juin et les Mécréantes" (publié aux Editions Seghers à Paris en 1968) qui recèlent une certaine image de l'Orient, image présente dans l'oeuvre certes, mais latente, diffuse, en instance d'être conforme avec un univers aux lignes dessinées par le poète lui-même. A travers le langage poétique se réalise l'union de l'expérience particulière et du vécu collectif.

"Juin et les Mécréantes" met en scène quatre femmes : Dâhoun la Juive, Tidimir la Chrétienne, Sabba la Musulmane et Sioun la Druze. Ces quatre femmes sont l'expression même des différentes tendances qui s’affrontent, se lient, s’aiment et se déchirent dans l’âme même de Nadia Tuéni.

Dans son poème "Jérusalem", le poète s'enracine dans le drame de la nation arabe, il y puise un principe de redressement spirituel.

Appelle-moi terre
sache que je suis vivante
dans mes yeux tout un peuple s'est nourri de sel
qui avait goût de rose
une odeur de neige
un profil
je croyais te connaître
mais ta bouche à présent prononce le silence
et moi j'ai faim
ô la multitude des saisons
qui m'enfoncent tandis que la nuit devient neuve
demeure ma genèse
pour que s'achèvent les étoiles
près de Jérusalem il y a des caresses que je n'oserai pas
il y a l'inimaginable horizon
cet excrément d'étoiles
Jérusalem
il faudrait que tu brûles pour mettre en moi la guerre
qui renaît chaque juin d'une odeur parallèle à celle des corps
d'un tien regard plus froid que le mercure
ô la multitude des voyages sur le sable à jamais perdu
et qui laisse échapper l'invraisemblable cri
Jérusalem
voici la cendre des commencements
nos doigts qui se referment sur ton soleil
puis brusquement la terre
n'est plus qu'une larme.


... car, l'espérance ne s'accomplit que dans l'écrit. C'est cette terre violée et ravagée par la guerre que Nadia Tuéni dépeint dans son recueil. L’archétype des quatre protagonistes féminins, appartenant à quatre religions différentes - le Liban étant le berceau de 17 communautés - constituera l’anathème de cet arrière-pays en guerre.

Maudit soit le désert, lorsque Dieu y dépose des mots.
C'est le sens de la guerre.
Dommage que le temps ait forgé la genèse,
sans même avoir prévu une idée de retour



L'arrière-pays est une terre propre à Nadia Tuéni, ses frontières sont délimitées par la géographie affective. Il épouse les contours du Moyen-Orient et en particulier de la Palestine qui a vécu une crise conflictuelle à l'occasion de la guerre de 1967. Cette guerre, dite des "six jours" - la durée des opérations militaires - la troisième entre Israël et ses voisins, entraîne une modification importante des frontières. Cette nouvelle topographie géographique sert alors de miroir à l'expérience de l'âme tuénienne qui se retrouve scindée en deux et chargée d'interroger les visages de son interlocution. L'enracinement du poète dans la terre constitue un thème fondamental de la poésie tuénienne.

Contre la défaite politique, Nadia Tuéni crée la victoire de l'écrit, la douleur s'est soudainement métamorphosée enfermant le sel des larmes.

ETRANGER

Tu as sali la mer par tendresse
Etranger
mais tu ne savais pas qu’elle est espace vide,
Qu’elle est tout ce qui reste du chemin
nécessaire
à la respiration des bibles,
au pacte entre nous et nous,
à la mort fertile et qui devient jardin
de sommeil et d’eau pour délivrer les races,
nécessaire
au sens de chaque pierre
dont je suis la neige royale,
pour que la terre apprenne à vivre avec son double,
ne plus connaître absence.
Etranger
le sable est langage du monde,
nos pieds ont déchiffré ce qui brûle ton soleil
et t’empêche d’être libre comme enfant.
Etranger
voilà pourquoi ce soir
sous les murs derniers de l’Asie,
j’offre mon corps mobile au rasoir de la vague.


Nadia Tuéni est péniblement obsédée par la pulvérulence. La poussière naît d'une contraction et d'une déchirure ; elle est le produit d'une sécheresse et d'un éclatement. C'est une substance parcellaire, formée d'une infinité de fragments isolés. A travers la pulvérulence, le poète a l'impression que la vie s'étouffe. Le pays incarne pour lui l'angoisse poussiéreuse et le monde devient une étendue indifférenciée.

L'expérience du désert, thème qui s'impose à Nadia Tuéni, est celle d'une hétérogénéité radicale entre l'être et le monde qui renvoie à la conscience l'image de sa dissolution prochaine. Rien ne pousse dans l'immensité négative du désert : le sable qui s'écaille comme un poisson devient un élément de la mer, de cette immensité ouverte au possible. Dans cette confusion, l'âme se perd. L'angoisse du désert s'associe alors à la solitude éprouvée dans une ville-poussière :

Nous faisons route ensemble,
comme pèlerins tout blancs
vers la ville-poussière sans âmes et sans montures.
Toutes les presqu'îles se ressemblent.
Rien n'est plus différent d'un désert jaune, qu'un autre désert jaune


Néanmoins, ce désert est conçu comme un espace vide à meubler ... à meubler par des mots, par un sens et par une vision ; car dans le désert, on peut tout mettre puisqu'il est susceptible d'accueillir toute forme de présence. Le désert n'est pas un élément négatif dans le paysage tuénien : il représente son arrière-pays, faisant partie intégrante de son paysage. Nadia Tuéni parle surtout d'une géographie intérieure qui conditionne sa vision du monde extérieur. Les couleurs du désert la fascinent, ainsi que les absences de couleurs. L'amour du désert équivaut à son amour de la vie et ... paradoxalement, de la mort.

C'
est aussi tout ce qui fait l’importance de l’oeuvre tuénienne, ce qui donne un autre sens au drame : il n'y a pas seulement la haine qui dort, tapie à l’ombre des vers mais il y a aussi la peur. La peur douce et amère de l’après avec toute cette attirance. Dans "Juin et les Mécréantes" , l'hymne à la peur traduit l'angoisse du poète. La peur devient la matière du poème. Cet état d'esprit justifie la recherche tuénienne de nouveaux principes de foi.

Cependant il faut éviter l'exagération de l'interprétation politique de ce recueil, même si nous trouvons qu'il comporte des textes qui parlent de Jérusalem et qui expliquent en termes émouvants le sens de la terre. Certains textes, essentiellement ceux qui occupent la première partie du premier chapitre sont inspirés de la vie personnelle du poète qui apprend sa terrible maladie.

J’ai retenu la vie

Pour que dure l’instant sous le poids des mémoires
j’ai retenu la nuit
plus doucement qu’une main de femme
plus longuement sans oublier
contre des murs vivants
sur un étroit chemin utile comme un arbre

Pour que le don de Mort recouvre les eaux sûres
J’ai retenu la mer
loin de ces cathédrales dont elle se glorifie
loin de ces araignées qui tissent encore des vagues pour attirer la plage
et des rochers tordus où s’en ira la vie
j’ai retenu la vie
j’ai retenu la mer

Pour que reste le cri des oiseaux de l’orage
ceux qui n’ont plus rien dit depuis la grande attente
ceux qui prient chaque fois pour les morts en puissance
et détiennent la tour d’où soufflent tous les vents
j’ai retenu la mer
la nuit est moins féroce
qui permet au soleil
un temps de revenir


En 1972, Nadia Tuéni publie "Poèmes pour une histoire" qui fut couronné par l'Académie française. L'âme inquiète du poète visionnaire présage les événements horribles et le désastre qui va perturber le pays. Ce recueil est l'acte de foi qui se concrétise grâce à l'écrit en mode d'engagement. Le sentiment de l'exil confère à la quête de l'enracinement sa raison et son impulsion motrice. L'oeuvre est dominée par la dialectique de la mort-renaissance, de l'échec et de la victoire. La mort n'est plus clôture de la vie et fin tragique mais le début d'une nouvelle existence, d’une aventure à découvir forcément plus belle car elle facilite la rencontre tant convoitée avec l'absente. Malgré la hantise du temps qui obsède le poète et le fait souffrir, la mort demeure donc souveraine :

La forme d'un instant s'allonge sur la pierre,
l'odeur du jour s'épanouit.
Contre toi un homme inexploré
attend pour mourir que la nuit soit.
Et la nuit fut implacablement.


Mais, Nadia Tuéni ne garde pas toujours la même assurance. Elle se retrouve parfois en train de douter de la vie, ressentant la souffrance comme peut-être personne d’autre. Elle se meut dans l’univers bicéphale de sa création, balançant de l’allusion métaphorique à la description âpre et touchante de la mort. Ses poèmes révèlent à la fois, avec une grande simplicité, la tristesse du poète endeuillé et sa foi en une vie éternelle au-delà même de la mort. Cette sincérité du sentiment et de sa foi l'incite à éliminer toute emphase, toute affectation et à s'exprimer d’une manière atténuée. La mort n'est plus effrayante, elle devient familière voire aimable. Nadia Tuéni réussit à dominer sa souffrance ; stoïque, elle parvient à la dépasser tout en jouissant d’une volonté et de vertus très fortes, ce fondement de la morale qui jamais ne l’aura abandonnée :

O que la vérité est menteuse,
car l'infini de l'eau est démenti par le sable.
Tout n'est si beau que parce que tout va mourir,
dans un instant ...


Nadia Tuéni se projette par delà la mort pour s’offrir l’image d’une nouvelle vie qui lui fait signe. Se trouvant dans l'impossibilité de fuir sa douleur, elle s'efforce de la tolérer et de la dominer par la patience et le renoncement qui est le secret de la résurrection et de la vie éternelle. Elle nous introduit dans un univers visité, hanté par la présence invisible de son Créateur.

La guerre libanaise de 1975 déclenche chez Nadia Tuéni une nouvelle crise qui préside à la composition simultanée de "Liban : vingt poèmes pour un amour" et d' "Archives sentimentales d'une guerre au Liban". Dans ces deux recueils, le thème de la quête spirituelle de l'enfant est complétée par la quête du pays : l'influence de la terre libanaise y est clairement établie. Nadia Tuéni s’imprègne de la nature, elle se laisse dévorer par un tourment intérieur dévastateur qui cherche à pénétrer sa sérénité ; ainsi elle peut atteindre la réalité supérieure. Cette quête spirituelle se trouve animée, dans ces deux derniers recueils, par un ressort essentiel : la guerre libanaise.

"Liban : vingt poèmes pour un amour" paraît à Beyrouth en 1979 sans nom d'éditeur. Nadia Tuéni tente d'éterniser l'image de son pays au passé glorieux dans vingt tableaux qui portent le nom des différentes villes et régions libanaises. En vingt poèmes, elle essaie de dépeindre le paysage libanais, lui attribuant des dimensions intérieures. Ces villes, situées pour la plupart sur le littoral ou dans la montagne libanaise, sont des villes ancrées dans l'histoire. Beyrouth, Byblos, Tripoli, Saïda, Tyr : elles ont toutes les pieds dans l'eau de la Méditerranée, cette mer qui unit différentes régions géographiques autour de son aura.

Nadia Tuéni débute l'inventaire des villes côtières par la capitale Beyrouth qui apparaît comme une ville de luxe et de distraction, une cité de commerce qui, malgré la guerre, survit à son malheur et garde la gloire de son passé :

Qu’elle soit courtisane, érudite ou dévote,
péninsule des bruits, des couleurs, et de l’or,
ville marchande et rose, voguant comme une flotte,
qui cherche à l’horizon la tendresse d’un port,
elle est mille fois morte, mille fois revécue.
Beyrouth des cent palais, et Béryte des pierres,
où l’on vient de partout ériger ces statues,
qui font prier les hommes, et font hurler les guerres.
Ses femmes aux yeux de plages qui s’allument la nuit,
et ses mendiants semblables à d’anciennes pythies.
(...) Beyrouth est en orient le dernier sanctuaire
où l’homme peut toujours s’habiller de lumière.


Byblos, le Djbel de l'écriture est une des plus anciennes cités du monde. L'Egypte l'appelait Terre des Dieux. Cette ville a gardé dans sa terre sacrée l’image des phéniciens, ce peuple brave et ambitieux, premiers voyageurs, inventeurs de l'Alphabet.


Tranquille comme un juste
ancienne comme la vérité,
Byblos ô mon amour à la couleur ambrée,
des choses que le vent ranime de mémoire en mémoire,
tel un feu domestique lorsque le soir descend.
(...) J’entends brûler midi,
et dans nos yeux soudain plus grands,
l’écriture a jailli.
Byblos ô mon amour,
n’est que le coeur du temps.


Tripoli s'aventure dans le temps et offre à la mer sa côte plantée d'orangers. Saïda ou Sidon, "Perle de la Phénicie" comme le disait la Bible, a trois mille ans d'histoire. "Sidouna" en phénicien veut dire "pêche". Bordée de jardins en demi-cercles, elle pénètre dans l'eau. Tyr s'avance au milieu des flots. Le Mont-Liban surplombe la côte.

Le Chouf est le lieu d'origine du poète, c'est pour cette raison que quatre poèmes sur vingt lui sont réservés. Nadia Tuéni ne manque pas de citer avec enthousiasme et amour Deir El-Kamar et Beit-Eddine.



En un point de l’espace,
telles deux mains qui se joignent,
l’homme et la forme se retrouvent,
l’homme et la pierre se ressemblent ;
car les aigles choisissent pour poser leur splendeur
les plus hauts sanctuaires.
Ici sur la montagne soleil et vent se frottent,
tout devient silence et couleur.
Le Chouf est un oiseau grandement solitaire,
avec des voiles blancs et des gestes de mort.


Après le littoral et le Chouf, elle parle des monastères et des lieux de culte qui gagnent au Liban une place importante dans l'histoire : Annaya et Balamand.

Ainsi, le paysage libanais s'alimente de visions personnelles et de considérations générales. Le regard de Nadia Tuéni embrasse un champ plus vaste, dépassant les facteurs géographiques et historiques. L'espace évoqué représente une terre "secrète, aimée, regardée", un arrière-pays, un lieu qui correspond à un paysage intérieur où subsistent quelques données privilégiées du cadre extérieur. L'écriture l'aide à se réaliser pleinement, à transcender son drame en se confondant avec la conquête d'un univers imaginaire qui est le vrai réel. Elle tend à apprivoiser le temps et à le soumettre à une éternelle et perpétuelle régénération. L'image dotée de puissance émotive et de réalité poétique est forte. Elle est la représentation imaginative qui possède une réalité propre différente du réel sensoriel.

"Archives sentimentales d'une guerre au Liban" fut publié à Paris en 1982 aux Editions Pauvert. Dans ce recueil, l'agonie du pays est en harmonie avec celle du poète dont la mort devient prochaine. Dans le Prologue, Nadia Tuéni reprend le poème de "Poèmes pour une histoire" comme si la mort du pays était déjà prévue en 1972.

Ils sont morts à plusieurs
c'est-à-dire chacun seul
sur une même potence qu'on nomme territoire
leurs yeux d'argile ou cendres emportent la montagne
en otage de vie.

Alors la nuit
la nuit jusqu'au matin
puis de nouveau la mort
et leur souffle dernier dépose dans l'espace la fin du mot.
Quatre soleils montent la garde pour empêcher
le temps d'inventer une histoire.
Ils sont morts à plusieurs
sans se toucher
sans fleur à l'oreille
sans faire exprès
une voix tombe: c'est le bruit du jour sur le pavé.
Crois-tu que la terre s'habitue à tourner ?
Pour plus de précision ils sont morts à plusieurs
par besoin de mourir
comme on ferme une porte lorsque le vent se lève
ou que la mer nous rentre par la bouche ...

Alors
ils sont bien morts ensemble
c'est-à-dire seul comme ils avaient vécus


Nadia Tuéni dénonce toute guerre, toute violence. Les métaphores belliqueuses abondent dans les vers qui décrivent d'une façon pittoresque sa réprobation à l'égard de toutes les violences du monde. Les vers suivants témoignent sa honte de ce qui se passe dans son pays :

Je baisse la voix pour mieux entendre
hurler Pays; pour dire le mal
de n'avoir planté ni amour ni haine,
d'avoir mélangé les racines,
et pris pour montagne la mer.
Je baisse la voix pour aiguiser
les couteaux du tonnerre,
demander force à la tribu,
dormir entre ses omoplates de rochers.
J'habite le silence
pour mieux contrôler le pouls de la race,
dire que, s'il faut mourir,
c'est à cause d'une seule goutte de sang,
différente.


En effet, la présence obsédante de la mort et la répugnance de la guerre dans l'âme du poète marquent bien les vers tuéniens. L'engagement vers un destin oriental devient, après la guerre de 1975, un espoir bien mince dans un pays affaibli par les ravages d’une guerre civile qui tait son nom.

Nadia Tuéni confond sa propre expérience douloureuse avec l'expérience du pays ; il y a fusion de deux consciences : celle de la mort de l'enfant et celle du conflit de la terre saccagée par la guerre. La synergie entre l’état d’âme du poète et l’état d’esprit qui flotte sur le Liban fait que Nadia Tuéni éprouve alors une même et forte angoisse.

Une lutte acharnée entre la vie et la mort s'effectue sur le plan poétique. Ces deux antagonistes qui forment l'essence de la vie humaine constituent les principaux thèmes de l' oeuvre tuénienne. La parole est chargée de célébrer leur rencontre dans le triomphe ou dans l'échec. La mort n'est jamais pour Nadia Tuéni l'exil éternel mais une promesse de résurrection. La poésie constitue donc le moyen privilégié de surmonter la mort en l'assumant. A ces deux rivaux de la lutte existentielle vient s'ajouter un troisième élément de grande valeur : l'amour. Se situant au centre de l'imagination du poète, il assume la fonction de transfigurer le monde. L'amour du pays constitue un des thèmes-clés de la poésie tuénienne ; il se situe à un niveau subjectif et spontané, celui de la communion avec l'environnement et le décor naturel.

Cette brillante carrière littéraire et ces prises de position dans un monde intellectuel encore trop souvent mysogine ont ouvert les yeux au monde et c’est tout naturellement que les consécrations officielles ponctuèrent cet itinéraire peu orthodoxe : en 1965, déjà, le prix Saïd Akl, principale distinction littéraire au Liban lui était décerné. En 1973, le grand prix de l'Académie française. En 1976, Nadia Tuéni reçut l'Ordre de la Pléiade - "Ordre de la francophonie et du dialogue des Cultures" - décoration qui lui a été remise lors de l'Assemblée Générale de l'Association des Parlementaires de langue française qui s’est tenue à Paris.

Sereine, d’une beauté orientale typique aux cheveux d'ébène, le regard doux et triste, Nadia Tuéni est poète, poète de la souffrance, du bonheur mystique et de la métamorphose.
Et ce n'est pas par hasard que Nizar Kabbani, poète libanais contemporain, l'a qualifiée de papillon. Il a écrit en son honneur :
Il n'est rien de plus difficile à l'homme que d'écrire l'Histoire d'un papillon.
L'Histoire du papillon est habituellement écrite sur ses ailes en vert, en bleu et en orange.
Nadia Tuéni, elle, est un papillon orné de poésie, de la tête aux pieds ...
Et moi, toute ma vie, j'ai hésité à effleurer les ailes d'un papillon de peur que la poussière de la lune ne tombe sur mes doigts ...


On écrit du noir sur du blanc ...
Nadia Tuéni écrivit les mots en blanc, étoffés de la joie de vivre et de la joie de mourir, sur un fond noir de misère, de solitude et de guerre.

Le monde en couleurs se traduit en noir et blanc et Nadia ne fit que le transcrire en images vivantes mais mates.

Lire Nadia Tuéni c'est se délecter au nectar des dieux, qui fait de la poésie tuénienne une source intarissable d'émotions et de passions.

Nelly FAKHOURI est libanaise. Titulaire d'un doctorat es lettres françaises de l'Université de la Sorbonne, Paris IV, elle enseigne la littérature française à Tripoli, Liban-Nord et travaille actuellement avec le C.N.R.D.P. (Centre National de Recherche et de Développement Pédagogiques) dans la formation pédagogique des professeurs d'école. Elle a récemment écrit deux livres : La quaternité de la parole poétique de Nadia Tuéni, un essai sur l'oeuvre de Nadia Tuéni, et L'enfant du feu et de la cendre, un recueil de poésie, qui paraîtront aux Editions Dar an-nahar, Beyrouth, à la fin de l'année.
Nelly.F@cyberia.net.lb

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1) Fondée par Youssef El Khal en 1957, la revue Shi'ir ( qui signifie Poésie en arabe) réunit les poètes libanais et arabes modernistes tels : Adonis, Ounsi el-Hajj, Abi-Chaqra, Mahfouz, Hawi ... Ces poètes veulent renouveler le langage pour que celui-ci traduise un monde intérieur, l'angoisse et la complexité du vécu. Ils essaient de trouver une langue poétique personnelle plus docile aux mouvements de l'âme.

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